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17 décembre 2004 : le jour où le Conseil européen a perdu la confiance des citoyens européens ?

par Franck Biancheri
01/12/2004

Partout dans l’UE, et en particulier dans les pays où des référendums sur la Constitution européenne auront lieu, la question d’une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE est devenue, et de loin, le sujet principal des discussions populaires sur l’avenir de l’UE. Et, si l’on accepte d’ignorer les enquêtes et les sondages payés soit directement par l’argent turc, soit par des lobbyistes pro-turcs, le fait est qu’une très large majorité de citoyens européens (de 60% à 90% selon les pays) s’y oppose. Les leaders pourraient estimer que cela n’a pas d’importance et que le fait d’être un leader exige parfois d’aller au-delà ou contre la volonté des gens. C’est parfois vrai, mais c’est toujours une question délicate en démocratie. Les bons dirigeants ont plutôt tendance à être capables d’expliquer leurs décisions et de convaincre en fin de compte leur peuple qu’ils ont fait le bon choix. Lorsque nous examinons la question turque, il s’agit essentiellement d’un processus contraire : plus les gens sont conscients de ce que nos dirigeants veulent faire (donner le feu vert le 17 décembre aux négociations d’adhésion avec la Turquie), plus ils sont contre. Nous pouvons en effet établir un lien direct entre le niveau d’information sur cette question et le niveau d’inquiétude ou de refus d’adhésion de la Turquie à l’avenir.

Le cas de l’adhésion de la Turquie semble sceller le processus de déconnexion entre les citoyens européens et leurs dirigeants. Une telle tendance pourrait être traitée comme une question peu menaçante si trois grands dangers n’y étaient pas directement liés :

1. La Turquie est en train de devenir le principal facteur qui jouera contre la ratification de la Constitution de l’UE dans tous les pays (sauf le Royaume-Uni) où des référendums auront lieu. L’accent a été mis récemment sur l’opposition de ceux qui critiquent le manque de contenu social du projet de Constitution et a donc mis dans l’ombre la menace vraiment croissante que représente le “cas turc”. En effet, la question de la Turquie touche les électeurs de tout le spectre politique dans chaque pays (et pas seulement la “gauche” comme pour les questions sociales) ; et pire encore, elle fait directement écho à la tendance politique très croissante des deux dernières décennies, aux scores croissants des mouvements xénophobes, racistes, d’extrême droite ou populistes. La combinaison de ces deux facteurs peut être dévastatrice. Et ça m’amène au second danger.

2. A la fin de cette décennie, l’un des plus grands risques politiques auxquels l’UE est confrontée n’est pas un “effondrement” ou une “déconstruction”, mais un risque démocratique : celui d’être de plus en plus dominée par des forces politiques partageant des programmes antidémocratiques et très peu démocratiques, organisés sur une base trans-européenne. Europe 2020 a développé ce scénario, connu sous le nom de “2009 : quand les petits-fils d’Hitler, Pétain, Mussolini et Franco prendront le pouvoir de l’UE” en 1998 ; et ces dernières années n’ont fait que convaincre un nombre croissant d’analystes que la possibilité d’un tel résultat est définitivement là maintenant. L’ouverture de la porte à l’adhésion de la Turquie à l’UE accélérera le processus conduisant à cet avenir très dangereux car elle renforcera les tendances qui peuvent définir un ” europeisme national ” que ces forces utiliseront pour faire des scores électoraux, une idéologie opposant les ” Européens ” aux autres qu’ils aient d’autres religions, des couleurs de peau,… L'”enfer est plein de bonnes intentions” : assez surprenant pour ceux qui prônent le fait que l’accueil de la Turquie démontrera la capacité de l’UE à être un “pont de trans-civilisation”, un tel geste poussera en effet l’UE dans les bras de ses forces politiques les plus xénophobes, considérant l'”extérieur” comme un lieu plein “d’ennemis” et de “dangers” (cette tendance concerne déjà les États-Unis) qui se relie directement à ce troisième péril.

3. En suscitant des “espoirs” qui ne se réaliseront pas, le Conseil européen du 17 décembre créera la base de tensions amères et durables entre les peuples de l’UE et de Turquie. En n’osant pas agir en tant que dirigeants dont le rôle est de créer l’avenir pour qu’il soit durable, ils laisseront nos peuples, de part et d’autre de la frontière UE/Turquie, en charge de le résoudre et cela se fera brutalement, sans aucune compétence diplomatique, sans attention pour l’autre partie. Aujourd’hui, nos dirigeants ont la possibilité d’envoyer un double signal clair à la Turquie : “Oui, vous êtes un grand pays” et “Oui, nous voulons construire un partenariat très spécial avec vous”, mais “Non, votre demande d’adhésion à l’UE n’a pas une seule chance de devenir réalité au moins pour les deux prochaines décennies. Construisons donc quelque chose de nouveau ensemble”. Si le message n’est pas celui-ci, alors ce qui va se passer est très simple : avant la fin de cette décennie, il n’y aura plus un seul dirigeant élu ” pro-Turquie ” dans l’UE. Les électeurs ont tendance à être intelligents. S’ils ne peuvent pas agir directement (ce qui est le cas pour les affaires européennes), ils le feront indirectement. La Turquie deviendra (en fait, elle a déjà commencé à le devenir) une question électorale nationale interne. Les électeurs commenceront à intégrer le fait qu’un candidat est en faveur ou contre l’adhésion de la Turquie pour exprimer leur vote national. Et dans chaque parti national, il y aura suffisamment de dirigeants ” anti-Turquie ” pour offrir un choix suffisant.

Pour résumer brutalement la situation, donner aux citoyens de l’Union européenne et de la Turquie le signal que la Turquie pourrait être membre de l’UE au cours des deux prochaines décennies serait une erreur politique dramatique pour l’UE comme pour la Turquie. D’abord parce que ce sera un mensonge (quel que soit le scénario politique adopté, il est impossible qu’une majorité de citoyens de l’UE accepte une telle adhésion dans les 20 prochaines années ; toutes les tendances vont dans la direction opposée) ; ensuite parce que cela empêcherait l’UE de pousser les relations UE-Turquie dans la seule option constructive disponible pour les décennies à venir : intégrer la Turquie à la nouvelle politique européenne de voisinage.

Ainsi, la principale préoccupation de nos dirigeants le 17 décembre devrait être de garder cette option ouverte pour l’avenir à court terme (dans 4/5 ans, elle deviendra évidemment LA seule manière possible d’avancer dans les relations UE/Turquie)[1] car ils doivent traiter un énorme arriéré de mensonges de notre part (essentiellement les 40 dernières années des déclarations des dirigeants et institutions européens) ; et parce que, à ce stade, les dirigeants et élites turcs n’ont toujours pas encore compris ce que représente réellement l’UE.

Pour avoir organisé de nombreuses conférences en Turquie au cours des douze dernières années, j’ai remarqué que les positions turques n’ont pas changé du tout, alors qu’entre-temps l’UE a radicalement changé. Par exemple, ils continuent à croire qu’il y aura de véritables “négociations” entre eux et l’UE pour l’adhésion, alors que tout le monde dans l’UE sait qu’il n’y aura rien de comparable : La Turquie devra adopter l'”acquis communautaire” et sera obligée de se conformer “dans la pratique” (et pas seulement en théorie) à toutes les contraintes juridiques, politiques et sociales de l’UE. Point au complet. Ainsi, plutôt que de jouer sur le processus négatif[2] tel que “que les Turcs découvrent la “voie difficile” qu’ils ne veulent pas entrer dans l’UE parce qu’ils ne sont pas prêts à changer dans la mesure où l’UE l’exigera”, nos dirigeants devraient vraiment faire comprendre, avant même que les négociations commencent, que le chemin sera extrêmement difficile. Par exemple, il ne faut en aucun cas permettre à la Turquie d’envisager d’entamer des négociations sans avoir préalablement reconnu Chypre (l’un des 25 membres actuels de l’UE) ; ni sans avoir ” nettoyé ” son propre passé et reconnu le génocide arménien. Au-delà de la Turquie, nos dirigeants doivent également savoir que l’absence de telles conditions préalables ne fera qu’accroître le sentiment des électeurs européens qu’ils doivent s’opposer à la vision de l’avenir de l’Europe de nos dirigeants. Un tel sentiment augmentera considérablement l’abstention et le non aux référendums sur la Constitution de l’UE.

En parlant de référendum, nos dirigeants seront également avisés de reconnaître qu’un grand nombre d’États membres de l’UE finira très probablement par organiser des référendums sur une éventuelle adhésion turque[3] ; très probablement sous la pression de l’opinion publique et avec le soutien des forces politiques opposées à l’adhésion de la Turquie (les deux vont largement influencer la scène politique européenne dans les années qui viennent).

En conclusion, si le Conseil n’est pas en mesure de décider d’une manière qui réponde à l’appel des dirigeants turcs à la reconnaissance comme partenaire à part entière (et la possibilité d’être partenaire fait partie de cette demande ; bien plus que la volonté sincère de devenir un véritable membre de l’UE) tout en indiquant clairement les étapes préalables minimales nécessaires aux négociations (Chypre, génocide arménien) et indiquant la voie pour une alternative de relation ancrée dans la politique européenne de voisinage, alors le Conseil perdra sa crédibilité comme représentant l’intérêt général de l’Union.

La Commission l’a déjà perdue le 6 octobre ; le Parlement ne l’a jamais eue. Dans l’intérêt de la future Constitution de l’UE, espérons que nos dirigeants nationaux seront conscients que leur capacité collective à résister aux pressions d’Ankara déterminera définitivement l’avenir politique de l’UE.

Ce n’est pas parce que la Turquie va adhérer ou non. Ce ne sera pas le cas. Mais parce que les forces politiques xénophobes, populistes et extrémistes trouveront de nouvelles forces si nos dirigeants ne sont pas à la hauteur du défi et, ce faisant, aideront à vaincre le projet de Constitution.

Le fait que la Commission des affaires étrangères du Parlement européen vient de recommander le contraire est une autre preuve que c’est le seul choix correct. Le Parlement est dirigé par une coalition de partis (PSE et PPE) qui, ensemble, ne représentaient même pas 30% des électeurs européens (à partir des élections européennes de juin 2004) et où les décisions ne sont pas prises en fonction des attentes des électeurs, mais par le lobbying et les compromis internes. Au moins, il ne peut pas perdre la crédibilité publique, parce qu’il ne l’a jamais eue.

Je soupçonne qu’un grand nombre de nos dirigeants politiques actuels et de nos eurocrates parient que la Turquie sera obligée de s’arrêter sur la voie de l’adhésion en raison du défi impossible qu’elle représentera pour sa structure et sa culture[2].

La France est loin d’être le seul pays à aller dans cette direction. Dès que la France se lancera officiellement, il est certain que de nombreux autres pays auront le droit de le faire.

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