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L’euro, monnaie « vectorielle » dans un système multimonétaire, par Pierre Calame*

Morceaux choisis de “L’Euroland dans tous ses états“: Extrait de l’ouvrage de Pierre Calame « Petit traité d’œconomie » paru en avril 2018 aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

« Jusqu’au milieu du 18ème siècle on parlait d’oeconomie et non d’économie : de oïkos (maison) et nomos (loi). L’oeconomie désignait le sage gouvernement de la maison pour le bien commun de la famille. Entendons au 21ème siècle : « le sage gouvernement de la planète au service du bien commun de l’humanité ». L’oeconomie est donc une branche de la gouvernance. »

La conception de la monnaie crée un « voile monétaire » source d’ignorance

À marché unique européen, monnaie européenne. À marché mondial, une monnaie unique, le dollar ou, progressivement, un panier composé du dollar américain, de l’euro et du yuan chinois. Unique à l’échelle du monde, la monnaie sert aussi d’étalon unique de mesure de la valeur. Il faut parler de « voile monétaire » comme on parle du voile juridique : à l’échelle d’un territoire, par exemple, l’organisation de l’ensemble des transactions en euro met dans l’impossibilité de savoir quelles sont les composantes, en travail et en matière, du produit que l’on achète, de savoir ce qui est issu du travail local, que l’achat stimulerait, et ce qui vient de l’autre extrémité du monde.

L’unicité de la monnaie a une autre conséquence, plus grave encore. Dans une période historique où il faut développer le recours à la créativité et au travail humain, garants de la cohésion sociale et du progrès de la société, et au contraire épargner l’énergie fossile ou les ressources naturelles, le fait de payer les deux avec une même monnaie rend impossible de distinguer ces deux facteurs de production. Le système monétaire actuel est un véhicule dont la pédale unique sert à la fois le frein et l’accélérateur : la meilleure manière d’aller au fossé. L’unicité de la monnaie postule l’équivalence de tout avec tout. Ce postulat est maintenant dangereux.

Les monnaies doivent être multiples

L’idée d’une monnaie unique émise par le souverain et assurant tous les échanges sur le territoire national est contemporaine de l’absolutisme royal. Au Moyen-Âge, non seulement les grands seigneurs battaient monnaie mais aussi les abbayes, notamment pour faciliter les échanges locaux. On dit même que c’est le monopole royal d’émission de la monnaie qui en France, à la fin du Moyen-Âge, a provoqué une crise économique en raréfiant les espèces de circulation. La monnaie, au passage, a imposé l’idée de commensurabilité des matières premières, du travail humain, de l’énergie, ce qui ne va pas de soi et comporte aujourd’hui, comme on l’a montré avec le voile monétaire, de nombreux inconvénients.

L’évolution des techniques –  en particulier l’informatique et internet –  a déjà révolutionné la monnaie. On peut, comme l’illustrent le bitcoin ou les monnaies numériques locales, créer à loisir de nouveaux systèmes d’enregistrement de transactions, donc une monnaie. Déjà mise à mal par le fait que la monnaie est essentiellement créée par les banques, l’idée d’un monopole d’émission de la monnaie par l’État s’évanouit. La moindre carte de fidélité d’une chaîne de supermarché ou d’une compagnie aérienne crée une nouvelle monnaie sous forme de points de fidélité. Les caisses enregistrant à distance par le code barre les caractéristiques des biens achetés rendent tout à fait possible de débiter plusieurs monnaies différentes ; c’est d’ailleurs le cas quand les points de fidélité viennent en déduction de la dépense finale.

Dès lors, nous pouvons nous demander quelles sont les monnaies adaptées à l’œconomie. Nous avons deux besoins, déjà longuement exposés :

  • articuler différents niveaux d’échange et en particulier stimuler les échanges au niveau d’un territoire pour assurer la participation de tous à la vie de la cité, accompagner le mouvement vers une économie de la fonctionnalité ;
  • distinguer dans la consommation le travail local, le travail extérieur et les ressources naturelles non renouvelables.

D’où les deux modes de différenciation des monnaies : la création de monnaies locales et régionales ; la création de monnaies, deux ou plusieurs, correspondant chacune à un des facteurs de production qu’il faut différencier. Insistons sur le fait que l’ensemble peut sans difficulté se retrouver sur un même support numérique, ce qui me fait parler d’une « monnaie vectorielle » : un produit ou service se caractérise par un vecteur à plusieurs dimensions.

Dans le cas de l’Europe, l’euro garde toute sa valeur en fluidifiant les échanges et supprimant les risques de change, mais à condition de s’accompagner d’une grande liberté de création de monnaies locales ou régionales pour simuler les échanges locaux.

Je n’ai pas jusqu’à présent utilisé le mot « décroissance » si souvent associé dans la littérature avec l’idée de sociétés durables. En effet, tant qu’on ne dispose pas d’une pluralité de monnaies, le terme ne fait qu’entretenir la confusion. L’œconomie veut assurer le bien être de tous dans le respect de la biosphère. Dès lors, croissance ou décroissance de quoi ? Le travail humain demeure, qu’il soit salarié ou bénévole, un fondement de la relation aux autres et du tissu social. Et le bien-être n’a pas à se voir fixer de plafond. Comme nous l’avons vu, il ne dépend pas de la croissance de consommation de biens matériels une fois un certain nombre de besoins de base satisfaits. Ce qu’il faut par contre limiter de façon drastique, c’est la mobilisation de ressources tirées de la biosphère. Les cycles naturels aujourd’hui ouverts doivent se refermer. Or, l’utilisation d’une même unité de compte et d’un même moyen de paiement pour des éléments, dont les uns doivent être développés les autres épargnés, est absurde de même qu’est absurde le voile monétaire qui dissimule les métabolismes des territoires et des filières. Le recours à des unités de compte et des moyens de paiement différents s’impose.

Pierre Calame, Polytechnicien, ancien haut fonctionnaire du Ministère français de l’Équipement, Président honoraire du Conseil de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme.

À propos Marie Hélène

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