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La réémergence de l’archaïsme politique en Europe: Vers un test français, par Franck Biancheri

Nous Européens avons été au XX° siècle, d’Est en Ouest de notre continent, les acteurs de terribles tragédies historiques commises au nom de la modernité alors qu’elles n’étaient en fait que l’expression contemporaine de l’archaïsme le plus ancestral.

Répression, brutalité, mensonge, manipulation, extermination, conflit, division, terreur, arbitraire, … se sont habillés des plus beaux atours, d’abord camouflées sous des termes en apparence anodins ou positifs comme sécurité, modernisation, sincérité, vérité, protection, progrès, libération, identité, efficacité, … jusqu’à ce que leur vraie nature se révèle : cet étrange mélange de folies individuelles et collective.

Hitler, Staline, Franco, Pétain, Mussolini, et quelques autres en ont été les figures de proue, tandis que les peuples s’embarquaient divisés, avec ferveur ou au contraire avec effroi, dans l’aventure que la folie de ces chefs avait programmée.

Cet archaïsme ressurgit partout actuellement en Europe, et la France est loin de faire exception. Comme l’avait écrit en 1998 Europe 2020 dans son fameux scénario intitulé « UE 2009 : quand les petits-fils d’Hitler, Franco, Pétain, Mussolini et Staline prendront le pouvoir », plus nous nous éloignons de 1945, plus les archaïsmes qui avaient dominé la période précédente reprennent du « poil de la bête ». Et ne nous y trompons pas : quand l’époque est mûre, l’apparence de l’archaïsme le plus dangereux est toujours celle de la modernité la plus contemporaine. Ne cherchez donc pas les hommes en uniforme friands de défilés militaires (ils viendront plus tard), mais surveillez bien les discours gestionnaires ronflant d’efficacité, les « valeurs » portées en bandoulière, le recours à la « science » pour légitimer les convictions morales, les rengaines d’histoires à faire peur à l’ « honnête citoyen », et les prétentions à protéger tout le monde de tous les dangers.

Ces « archaïques » en costume moderne ne sont certes pas toujours faciles à débusquer car ils sont toujours le fruit d’une époque où ces thèmes font florès. Mais si l’on ouvre bien les yeux, on les identifie rapidement car ils sont toujours à la manoeuvre dans la même direction : diviser, contraindre, empêcher, effrayer, … . Faisons ainsi un petit tour des formes que peut prendre cet archaïsme européen en pleine résurrection.

L’archaïsme, c’est notamment quand la figure du chef, sa volonté, sa folie éclipsent l’esprit, l’aptitude à réfléchir, le sens du discernement du citoyen qui éteint ses inquiétudes et se persuade que le « chef » ne mettra en oeuvre de son programme annoncé que ce qui est « bien » et qu’il laissera tomber ce qui est « mal », que « ces éléments négatifs ne sont ajoutés au discours que pour permettre au chef la conquête du pouvoir, pour qu’il séduise les autres, ces incultes et ces idiots dont il a besoin pour obtenir sa majorité ». C’est ce que pense le citoyen « raisonnable » qu’emporte l’émotionnel et la quête du chef, convaincu qu’il est que l’inculte, le myope, l’idiot, le manipulé, c’est forcément l’Autre…

L’archaïsme, pour un leader, c’est aussi confondre le passé et l’avenir, croire que les rêves d’hier sont les vérités d’aujourd’hui ou de demain, recourir à des concepts et des valeurs qui sont déjà en train de sombrer dans l’Histoire, se soumettre à des pouvoirs déjà éteints, transformer la poursuite de ses rêves d’adolescents en une vaste quête collective, et penser que sa propre imagination limitée est en mesure à elle seule de refléter les aspirations d’une société complexe.

L’archaïsme, pour un citoyen, c’est aussi l’absence d’analyse du discours, c’est laisser son cerveau reptilien l’emporter sur son cortex, c’est refuser de voir les incohérences, c’est accepter que blanc soit noir, c’est abandonner la recherche des causes et des conséquences, c’est croire au miracle sans se poser la question de la foi, et c’est croire que puisque le chef a besoin de toujours plus de pouvoir pour réussir, il faut bien abdiquer de sa propre capacité à demander des comptes.

« Poland has two egomaniacs. Aren’t we lucky ? Will France have one ? Alice’s adventures are a bit more relevant though than Napoleon’s exploits » Cartoon by Jan Darasz

L’archaïsme, pour un corps social, c’est quand ses élites intellectuelles et politiques abdiquent leur responsabilité d’ « éclaireur » de la collectivité et la transforment en une quête de préservation de leurs propres privilèges, quitte à faire oublier tous les signaux qui devraient leur faire prendre un autre chemin pour leur peuple. C’est quand la figure du « petit chef », du « caporal » s’impose peu à peu pour remplacer celle du pédagogue, « petit chef » qui perçoit tout sous la forme de rapports de forces et qui vit dans un monde à deux dimensions, le « haut et le bas », nul horizon, nulle transversalité dans sa conception de la vie ou de la société : il commande à ses « inférieurs » et il prend ses ordres de ses « supérieurs » ; il n’a pas vraiment d’égaux ; il n’a que des compétiteurs ; en fait il est tout le temps « sous pression » et projette son angoisse dans la fermeté de son encadrement ou la brutalité de la mise en oeuvre de son action.

L’archaïsme, pour des élites gestionnaires, c’est se persuader que gérer un pays c’est comme gérer une entreprise. C’est ignorer l’aspect multidimensionnel d’une société contemporaine préférant la résumer à la logique unidimensionnelle de la croissance du profit. Et avec cette simplification abusive, ces élites gestionnaires imaginent le « pire » en pensant à la faillite d’une grande entreprise, alors que c’est le type d’évènement que l’Histoire ne retient même pas. C’est la faillite simultanée de mille sociétés de grande taille qui peut s’approcher de ce que « pire » signifie en politique : la division d’un pays, son éclatement politique et social, voilà de quoi se nourrit l’Histoire, voilà ce qui fait des morts par milliers ou par millions et qui demande des décennies pour être réparé (quand cela est seulement possible). Le « manager » a autant de compréhension de l’Histoire qu’un lieutenant sur un champ de bataille ; et c’est cette incapacité à comprendre la complexité d’un pays et de sa gestion qui rend possible la fascination des élites gestionnaires modernes pour l’archaïsme politique qui lui aussi vit dans un monde unidimensionnel (sauf que dans son cas, c’est un signe pathologique grave).

L’archaïsme, pour des journalistes, c’est penser le contraire de ce qu’ils écrivent ou disent. C’est en privé de voir, de savoir, et en public de ne rien dire. C’est de se croire encore Beaumarchais, et d’être déjà devenu pigiste à la Pravda.

In fine, l’archaïsme, pour un pouvoir, c’est prétendre créer un monde neuf, fait d’hommes nouveaux, « lustrés » du passé à bannir car non conforme aux vues du pouvoir actuel. C’est penser l’avenir en rupture avec le passé alors que l’Histoire, c’est le passé plus le présent plus l’avenir : l’Histoire est une addition, pas une soustraction.

Pour conclure cette réflexion sur l’archaïsme politique aujourd’hui en Europe et en France, voici deux remarques en guise d’avertissement pour tous les Européens qui vont avoir à voter dans les années à venir :

. selon la conviction profonde des « archaïques » politiques, les principes sont uniquement fait pour les imbéciles ; par conséquent, plus les principes sont affichés dans le discours plus ils seront ignorés dans la pratique.

. comme Humpty-Dumpty dans Alice au Pays des Merveilles, l’archaïque politique fait dire aux mots ce qu’il veut : la victime c’est le chef ; le danger c’est le faible ; la simplification c’est la complexité ; l’homogénéité c’est la diversité ; la vérité c’est le mensonge ; l’avenir c’est le passé . Mais il n’est pas de l’autre côté du miroir. Il est bien en Europe hier, aujourd’hui et demain.

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