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Après la grande flambée

par Pierre Gonod
29/11/2005

 

Philippe Thureau-Dangin pose la question “Comment faire partager aux jeunes des banlieues une nouvelle forme de citoyenneté ? Et y répond comme suit : ” Peut-être en donnant à leur identité une coloration européenne. Timothy Garton Ash propose une solution : recourir à une sorte de double appartenance – par exemple Algérien-Européen ou Turc-Européen. Mais il ajoute aussitôt, car il est honnête, que cela ne sera pas facile à mettre en place. Alors pourquoi ne pas aller plus loin et offrir à tous le choix de ses liens et de ses affiliations culturelles ? Ce qui permettrait par exemple de se définir musulman-algérien-français-européen”.

Cette proposition mérite attention. Il me semble nécessaire, pour cela, de mieux comprendre les racines de la crise, qui ne date pas des violences du mois de novembre 2005. Faut-il rappeler, que depuis 10 ans, en moyenne de 30 à 35.000 véhicules brûlent par an dans les banlieues, sans que cela attire l’attention des médias, des politiques et du public. Il y a donc une continuité – et une aggravation – dans les derniers épisodes. C’est pourquoi il peut être utile de tracer les “cartes identitaires” des immigrés, en prenant l’exemple suggéré des Algériens.

Les “cartes identitaires” doivent être examinées dans le contexte de l’époque auxquelles elles se réfèrent. Elles remontent à la fin de la guerre en 1945 et concernent la première et la seconde génération d’immigrés en France. Elles contiennent 3 pôles : l’Islam, ici l’Algérie, et la France.

• Pour les “parents” (1945-1965) les références primordiales étaient l’Algérie et l’Islam. La France était perçue à la fois à la fois comme puissance colonisatrice et vecteur de progrès du monde industrialisé. De la guerre d’Algérie menée contre l’armée occupante, surgira un fort sentiment nationaliste.

• La première génération d’immigrés (1965-1985) jouit d’une situation exceptionnelle. C’est la période d’une croissance exceptionnelle, de quasi plein emploi et de recherche outremer de main d’œuvre. Dès lors l’importance du pays d’origine et de l’Islam se relativise et la référence française occupe d’avantage d’espace identitaire. L’intégration dans la société française est en perspective. Elle signifie un travail, la sécurité sociale, le regroupement familial, la scolarisation, un logement dans les nouvelles cités. Leurs enfants naissent en France et sont Français. À partir de 1975, la situation se complique, le cycle de croissance d’après guerre, 1945-1975, s’achève, le chômage apparaît tandis que l’immigration croît.

• La seconde génération d’immigrés (1985-2005 connaît une situation dramatiquement dégradée. Les enfants de la première génération sont mal scolarisés, sans formation suffisante pour un marché du travail exigeant en qualifications et rétrécit. Le racisme se manifeste à l’embauche. L’exemple des jeunes diplomés empêchés à l’embauche décourage nombre d’élèves qui décrochent de l’école. L’ascenseur social ne fonctionne plus. Les barres et les tours des grands ensembles se détériorent. La société de consommation ambiante est une frustation pour ceux qui n’y entrent pas. Certains jeunes tombent dans le trafic et la délinquance. Des bandes se constituent, comme c’est le cas depuis très longtemps dans les grandes villes américaines. Les images de la télévision suggèrent de nouveaux héros : ceux de l’Intifada. Et ceci, où paradoxalement, les références à l’Islam et au pays d’origine s’estompent. Mais, aussi, celle de la France républicaine, laïque, égalitaire et fraternelle. Il n’y a pas de réponse à la question qu’on se pose à vingt ans “Qu’est-ce que je fais de ma vie ?”. Ou plutôt il y en a une “No futur !”.

Commence alors pour ces enfants d’immigrés un curieux jeu des quatre coins. Un modèle existentiel “normal” est à la rencontre de 4 pôles : La famille, l’éducation, le travail, le logement. Ces 4 pôles sont interconnectés et convergent vers un mode de vie. Le modèle réel en est très éloigné. Les 4 coins ont des barrières qui en interdisent l’entrée. Les phénomènes d’exclusion se réunissent en boucle. Les négatifs s’additionnent, et l’on sait en systémique, que les processus positifs quand ils se cumulent conduisent à des explosions (par exemple la démographie).

L’explosion de trois semaines de violences est à la mesure des frustrations. Elle a pris des formes symboliques. Violences vis-à-vis de l’État et de sa police, de l’éducation et de ses écoles, du travail avec ses usines, de la société de consommation avec ses voitures…Le passage du virtuel, du jeu, au réel, est une réponse à l’interrogation “Qui suis-je ?”. “Je suis” quand je passe à la télé, quand j’ai marqué la possession de mon territoire par le feu et les ruines. La “rage des banlieues” a créé l’événement mondial sous le regard lucide et sans complaisance de la presse mondiale [1]. Et suscité l’inquiétude [2]. Parmi toutes les explications avancées, je privilégierais celle d’Ulrich Beck [3]. Pour lui, les origines des émeutes dans les banlieues françaises dépassent le cadre national”… “En fait, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle ligne de conflit au XXIe siècle. La question clé est la suivante : que va-t-il arriver à ceux qui restent exclus du meilleur des mondes de la globalisation ?”… “Autrefois, les riches avaient besoin des pauvres pour s’enrichir. Les nouveaux riches de la mondialisation n’ont plus besoin des pauvres. Voilà pourquoi les enfants français d’immigrés africains ou maghrébins, qui vivent une existence sans perspectives dans la périphérie des grandes villes, ne sont pas seulement pauvres, pas seulement chômeurs. … La violence dans les banlieues serait donc au fond le signe d’une “révolte des inutiles”. “L’économie mondialisée peut croître sans eux. Les gouvernements peuvent être élus sans leurs voix. Ces jeunes sont des citoyens sur le papier, mais en réalité ils sont des non-citoyens et constituent donc une accusation vivante de tous les autres. Même le mouvement ouvrier ne sait pas comment les appréhender.” Sans réfuter les causes profondes, globales, de la révolte Emmanuel Todd [4] y discerne une autre signification. “Il n’y a rien dans les événements eux-mêmes qui sépare radicalement les enfants d’immigrés du reste de la société française. J’y vois exactement le contraire. J’interprète les événements comme un refus de marginalisation… Je lis leur révolte comme une aspiration à l’égalité”. Alors il y a-t-il une nouvelle perspective d’intégration française ?

Quelques signes laissent espérer. Il y a d’abord le comportement de nombreuses jeunes filles maghrébines et noires qui, par leur assiduité et leur ténacité à l’école, cherchent à forcer le destin. Il y a ceux, qui, contre tous les obstacles, ont pu se faire une place dans les entreprises et les localités. Il y a ceux qui n’ont pas baissé les bras dans les mouvements associatifs. Il y a enfin le civisme dont a fait preuve la grande partie de la population française, y compris, malgré leur colère les victimes des exactions [5].

Une nouvelle identité pour ceux qui l’ont perdue est donc à rebâtir. Il faut définir ce que signifie être français aujourd’hui [6]. Edgar Morin prend en compte la montée de l’affirmation identitaire et pense que “l’unité doit permettre la diversité” [7] . Mais l’unité française, minée par la fracture sociale, stigmatisée mais non traitée, et qui n’affecte pas seulement la partie des descendants d’immigrés, mais des couches sociales plus nombreuses, requiert maintenant un grand projet sociétal. Difficile à concevoir et mettre en œuvre dans les conditions de la mondialisation et du contexte européen actuel. Mais s’il y a une “exception française” pourquoi pas celle-là ?

J’en reviens à l’éditorial de Philippe Thureau-Dangin et à la suggestion de Timothy Garton Ash. Les enfants de la révolte sont nés en France, mais aussi en Europe. Ils ont donc, de fait, une double appartenance ; si celle-ci est forte, elle permettra d’être compatible avec celle des cultures et ascendances diverses. Il faut donc, à la fois, qu’émerge, dans la ligne républicaine et dans le contexte actuel, un projet français du XXI ème siècle qui tienne compte de la formidable mutation anthropologique des vingt dernières années [8], et un projet de l’Europe sociale que le rejet du projet constitutionnel ne doit pas condamner, mais activer.

Par PIERRE F. GONOD

 

[1] (Voir le supplément spécial “La rage des banlieues” Courrier International N 785.)

[2] (Voir dans ce Numéro l’article de Trevor Phillips “Vu de Grande-Bretagne, Nous sommes tous concernés”. Il n’y a pas que les pays d’Europe Occidentale, ainsi, en Pologne, où l’immigration est très faible, le tabloïd varsovien Super Express explique que la situation des grandes agglomérations et des importants centres industriels peut à terme devenir explosive. )

[3] (Courrier international N 784 du 15 novembre 2005)

[4] (Interview Le Monde du 12-11-2005)

[5] (Cela aurait pu tourner plus mal, notamment par la constitution de milices civiques manipulées par l’extrême droite. Si le pire a été évité, on le doit, aussi, au sang-froid et au professionnalisme des forces de l’ordre.)

[6] (Voir l’article de Frank Furedi “Des hommes politiques fatigués” CI N° 785.)

[7] (Interview dans l’Express du 17 -11-2005.)

[8] (Je pense, particulièrement, parmi l’abondante littérature sociologique traitant de la compréhension de la société actuelle, au livre de Jean-Claude Guillebaut “Le goût de l’avenir” Seuil 2003.)

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