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Anticipation politique: S’autoriser à penser l’« autre moitié » de la ligne temporelle

Par Marie-Hélène Caillol, Présidente du LEAP. (2014)

L’Anticipation Politique est à l’avenir ce que l’Histoire est au passé et dans les deux cas, il s’agit de conquête. Conquête du champ de la rationalité, de l’humanité, de l’intelligence, du pouvoir, de la liberté. Et les points communs entre connaissance du passé et connaissance du présent sont plus nombreux qu’il n’y paraît.

Leadership et maîtrise du temps

D’une certaine manière, l’anticipation politique s’inscrit dans le combat contre les privilèges. En effet, si le présent est le domaine de l’action et donc du serf, les castes dirigeantes, ou décideurs, se sont toujours approprié le passé et l’avenir. Qui décide effectue en effet un pari sur l’avenir par rapport à des logiques passées. Il doit donc prétendre contrôler la totalité de la ligne temporelle.

C’est ainsi que, depuis que l’homme est homme, son chef est celui qui s’autorise à produire des discours sur le passé et l’avenir. Les pouvoirs religieux sont les maîtres en ce domaine : contrôle du discours sur le passé sur la base d’une seule version autorisée, toutes les autres mises à l’ « index[1] » (mythes fondateurs[2], livres révélés[3],…) ; et interdiction de toute profération sur l’avenir « qui n’appartient qu’à Dieu » (« In Cha Allah », « si Dios lo quiere »[4], etc…). C’est cette connaissance donnée de ce qui s’est passé et de ce qui va se passer, ce prétendu don divin ou génétique, qui légitime le chef et impose le silence à tous les autres.

Mais, il n’y a pas que les sociétés archaïques qui fonctionnent sur cette logique. Même si l’historicisation du passé correspond à un considérable effort de rationalisation et d’appropriation pour le plus grand nombre des sources du présent, l’Histoire reste une matière sensible fréquemment attaquée, ces attaques sur la profération historique étant un indicateur très fiable du niveau démocratique d’une société. Les techniques et les degrés de désappropriation sont divers : négation non pas du passé historique mais de sa pertinence (à l’époque du communisme d’état, l’ère des tsars et des empereurs de Chine avait bien existé mais était une erreur historique ne méritant plus qu’on s’y attarde), survalorisation d’un angle d’analyse historique (l’angle de la germanité par les Nazis), annulation du passé historique et retour au passé magique (fondamentalismes religieux),…

Mais nos sociétés, dites démocratiques, ne sont pas exemptes non plus de dérives en la matière, même si celles-ci sont généralement plus subtiles : l’Histoire rationnelle y est tellement survalorisée qu’elle devient affaire d’experts, d’historiens, d’élites encore une fois, échappant à nouveau au plus grand nombre qui ne s’en voit attribuer que les bribes jugées compréhensibles à leurs cerveaux limités. On constate actuellement que ce sont les médias, plus que les cours d’histoire à l’école, qui forment le plus à la « compréhension » du passé. Or les journalistes ne sont pas historiens, contrairement aux professeurs d’histoire, et le lien direct entre le spécialiste et le plus grand nombre a ainsi été peu à peu affaibli.

On a ainsi assisté à l’Italie de Berlusconi « révisant » positivement la dictature mussolinienne[5], via bien sûr un énorme contrôle sur le discours médiatique et la dégradation concomitante des contenus d’enseignements scolaires. Mais l’Italie est souvent le révélateur de ce qu’il se passe déjà plus discrètement dans d’autres pays européens, ou de ce qu’il s’y prépare…

Si le passé prête si facilement le flanc à ces tentatives de récupération, c’est qu’il ne saurait faire l’objet d’une véritable science : l’incertitude demeure toujours et l’interprétation y règne sans partage. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut s’interdire de l’explorer, avec pour humbles objectifs de « tendre à » sa rationalisation et de nier toute prérogative d’un groupe sur les autres en la matière. Dans une société démocratique, la connaissance du temps passé doit sortir des couloirs des universités et nourrir les têtes blondes et brunes sous sa forme la plus factuelle possible[6] pour former des hommes et femmes maîtres de leur passé et libres de leur avenir.

Plus que l’Histoire, c’est le processus d’historicisation qui importe, de même que plus que la Démocratie, c’est le processus de démocratisation. L’une des expériences positives les plus intéressantes menées actuellement dans ce domaine est bien sûr Wikipedia. Wikipedia n’est pas parfait mais il affirme quelques principes vraiment intéressants : l’Histoire peut être rédigée par quelques amateurs ou spécialistes, du moment qu’elle peut être corrigée par beaucoup d’autres amateurs ou spécialistes. Les enjeux dont fait l’objet Wikipedia sont également intéressants à observer : censure, mise à l’index, opprobre jetée par certains groupes d’intérêt à l’encontre de telle ou telle information « dérangeante », les « lobbies » de l’Histoire ont investi les couloirs virtuels des mécanismes de surveillance des contenus de Wikipedia. On les reconnaît à ceci qu’ils ne contre-proposent pas, se contentant de nier l’information ou de la juger peu importante et ne « méritant » pas de figurer sur cette noble œuvre encyclopédique.

Et l’on retombe sur cette notion de d’autorisation préalable pour parler des faits éloignés… donnée par qui ? Pour quoi ?

Passé et avenir : mêmes incertitudes, mêmes droits à la pensée

Cela dit, l’homme (européen en particulier) s’est tout de même en grande partie approprié le passé et il s’avère assez difficile de l’en priver durablement maintenant qu’il y a goûté. En ce qui concerne l’avenir en revanche, presque tout reste à faire. Personne ne remettrait en question l’évidence selon laquelle le passé est plus connaissable que l’avenir. Et pourtant…

On vient de voir qu’on peut dire mille et une choses du passé dont la connaissance parfaite, si elle se doit de se rapprocher d’une vérité par une démarche aussi rationnelle que possible, est en fait illusoire. Trop peu de documents factuels pour connaître vraiment le passé lointain, des données bien trop nombreuses au contraire pour comprendre le passé récent, imposant la sélection en fonction de priorisations plus ou moins aléatoires ou idéologiques, l’Histoire est un fouillis ou un désert que notre nature humaine impose d’explorer, mais sans perdre de vue l’humilité requise au regard de l’infinitude de la tâche.

Côté avenir, quelle différence finalement ? D’innombrables informations sur les tendances le façonnant, avec de grandes difficultés à sélectionner les plus pertinentes et à deviner les résultats possibles de leurs croisements. Et, plus on s’éloigne du présent, plus les données se raréfient et deviennent floues. Alors si l’on a réussi à s’autoriser à penser rationnellement le passé, pourquoi s’interdire de penser rationnellement le futur ?

Une grande différence, si, qui explique pourquoi n’a pas encore su s’approprier demain : l’avenir se rappelle constamment à nous pour nous donner tort ou raison. Le passé est plus discret…

C’est ainsi que les dirigeants, maîtres du temps, préfèrent souvent ne pas en dire grand-chose, voire ne rien en dire du tout et se contenter d’en interdire tout discours aux autres : le don de  vision du futur est une malédiction (Cassandre) ; c’est pécher ou présomptueux que de parler de demain ; tabou, folie, malédiction, magie noire, charlatanisme… sont des notions fortement associées à toute profération sur l’avenir.

Mais, pour des raisons pratiques, la gestion des affaires dans nos sociétés complexes impose de plus en plus de commencer à défricher cette direction temporelle. Les « chefs » ne peuvent plus être crédibles s’ils n’en parlent pas. Ils doivent donc s’entourer de spécialistes. Ainsi l’avenir devient-il une spécialité, un domaine d’étude et d’exploration. La direction est bonne mais il reste à faire sortir cette spécialité du camp des élites. Dans une société éclairée, tout le monde doit avoir accès aux savoirs et outils des « chefs » pour pouvoir juger correctement de leur efficacité et contribuer utilement à l’effort collectif. Et ceci est vrai pour les citoyens comme pour les professionnels.

L’Anticipation Politique se distingue à bien des égards de la prospective mais son caractère non-élitiste est peut-être sa caractéristique différentielle la plus importante. En effet, l’Anticipation Politique affirme que tout le monde est décideur, à divers niveaux (personnels, familiaux, patrimoniaux, professionnels, citoyens, etc…) et que la prise en compte de l’avenir est non seulement autorisée mais recommandée afin d’améliorer les micros-décisions de chacun.

Les médias d’ailleurs regorgent d’informations sur ce que l’avenir nous réserve, assénées avec la plus grande autorité. Et finalement, l’Anticipation Politique propose des axes méthodologiques destinés à permettre à tout un chacun de mieux se repérer dans cette masse de propositions sur l’avenir, de développer son sens critique et son interprétation personnelle des tendances, de comprendre les risques sans être paralysé par eux en repérant les opportunités qui permettent d’affirmer que l’homme est acteur de son destin, le mettant ainsi en liberté.

D’une certaine manière, l’Anticipation Politique, en affirmant que l’avenir appartient à tous et que tout le monde en est en partie responsable, est un outil au service du libre-arbitre humain, contre le déterminisme ambiant tendant à asservir l’homme en lui offrant comme seul choix des visions terrifiantes de l’avenir (damnation)[7] ou la lobotomie du « remettez-vous en à moi » (priez Dieu).

Le libre-arbitre humain était déjà en jeu dans l’historicisation du passé. Il est temps de finir le travail en proposant une méthode d’appropriation rationalisée par le plus grand nombre de l’avenir. C’est la mission que se donne l’Anticipation Politique.


[1] Expression qui vient du système de censure instauré par la papauté au XVI° siècle à la demande de l’Inquisition ou Index Librorum Prohibitorum. Source : Wikipedia

[2] L’épopée de Gilgamesh à Babylone, le mythe de Romulus et Rémus à Rome, le mythe d’Érechthée à Athènes, le Kalevala en Finlande, le mythe d’Adam et Eve de la Bible,… sont des mythes de fondation donnant une version officielle des origines du groupe humain considéré.

[3] La Bible, le Coran, et bien d’autres.

[4] « Si Dieu le veut » en arabe et en espagnol, deux langues dans lesquelles l’emploi de cette expression permet notamment de désamorcer la charge superstitieuse négative véhiculée par toute affirmation portant sur l’avenir. Dans le cas de l’arabe, adjoint à un verbe au présent, elle sert même à produire un sens futur.

[5] Voir par exemple cet article intitulé « Le fascisme, Auschwitz et Berlusconi » publié dans Le Monde du 11/02/2013. Mais, très concrètement, les années Berlusconi ont transformé la perception du fascisme dans une part importante de l’opinion publique italienne qui s’autorise désormais à parler positivement de ce régime.

[6] Franck Biancheri, l’inventeur de la Méthode d’Anticipation Politique, s’intéressait bien sûr également beaucoup au passé et avait conçu un projet de présentation et d’enseignement de l’histoire européenne qui évite la réécriture d’une version européenne officielle  et favorise l’addition comparative des différents points de vue nationaux sur les événements communs. Ce projet s’intitulait E-Storia.

[7] L’évolution qu’a connue le thème de l’environnement vers le milieu des années 2000 est très bon exemple de ce retour au déterminisme dans la société occidentale. En passant d’un agenda pro-actif de préservation de l’environnement sous tous ses aspects à celui d’un constat du réchauffement climatique associé à une lutte mono-thématique contre les émissions de CO2 (agenda proposé par un organisme unique, soudain adoubé seul détenteur de la vérité – Livre unique révélé), on est passé de l’écologie à l’écologisme, les lobbies énergétiques font désormais la loi, les sommets de la terre échouent les uns après les autres, le nucléaire et le gaz de schiste sont devenus des panacées malgré Fukushima et le fracking, etc… Or le réchauffement climatique est caractéristique d’une vision millénariste catastrophiste imposée aux opinions publiques pour les effrayer, bloquer leur pensée et leur faire avaler n’importe quoi, contrairement au projet positif et libérateur de préservation de l’environnement antérieur.

À propos Marie Hélène

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