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Russie-Chine: Mutations d’avenir en Sibérie

Depuis la fin des années 1990, l’expansion chinoise s’accélère sur la planète et bien entendu s’étend également au-delà des frontières de la Sibérie et de ce qu’on appelle l’Extrême Orient russe.

Si le monde occidental perçoit cette progression chinoise à l’aune de ses propres outils comme un processus de « colonisation », action considérée comme illégale par toute une catégorie d’états qui l’ont pratiquée durant les siècles précédents, comment la Russie et les Russes perçoivent-ils cette prise de possession de leurs terres et de leurs ressources, quand une région comme la Transbaïkalie[1] par exemple signe avec une société chinoise un contrat de location de 150.000 hectares de terres agricoles pour 49 ans[2].

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Figure 1 : carte Russie-Chine

Évolutions en cours – Frontière poreuse, vases communicants

Le trop plein chinois se déverse dans le désert sibérien

La Chine et la Russie se partagent environ 4.300 km de frontières communes bordées en grande partie par le fleuve Amour.

D’un côté du fleuve, 1,4 milliards de Chinois, ¼ de la population mondiale qui ne détient que 7% des terres cultivables au monde[3] et qui donc a un besoin extrême en ressources alimentaires (la Chine est le premier importateur en produits agricoles[4]). La région frontalière du Heilongjiang[5] compte à elle seule 40 millions d’habitants.

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Sur l’autre rive, 39 millions d’habitants (un million de moins que dans la seule région chinoise du Heilongjiang), qui représentent ¼ de la population russe, occupent 60% du territoire de la Russie, l’Extrême-Orient[6] russe compte 6,5 millions d’habitants avec une répartition d’1,2 habitant au km2. Un désert, aux richesses immenses et encore inexploitées pour la plus grande partie, mais qui se vide, le taux de natalité en chute en Russie et migration des habitants sibériens, nombreux sont ceux qui partent s’installer à l’ouest de leur continent[7].

La Chine offre une main d’œuvre bon marché (dont le salaire est en dessous de celui des travailleurs russes) permettant de dynamiser des territoires qui se désertifient et s’appauvrissent, délaissées par les Russes eux-mêmes et leur pouvoir central, obnubilés par les fastes d’un Occident déclinant.

Des terres contre de l’argent, mais pas seulement…

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Figure 2 : LE PARTENARIAT SINO-RUSSE, 2009-2018 – Source CAIRN

«Nous apportons la terre, ils apportent l’argent»

Exploitation de terres agricoles, exploitation de domaines forestiers[8], construction d’infrastructures routières, de lignes de TGV qui relient des villes chinoises à Vladivostok[9], de transports de marchandises vers Iekaterinbourg[10], ou autres destinations encore plus à l’Ouest en Allemagne, en France, en Iran, levée des frontières sur le réseau routier sino-russe[11] qui permet de tracer des routes directes entre la Chine et la Russie, en contournant la Mongolie ou encore des pays comme le Kirghizistan ou le Kazakhstan peu surs… , multiplication de zones frontalières franches de transactions commerciales[12], investissements massifs dans la construction des pipelines et gazoducs qui assurent le transport du pétrole et du gaz russe vers la Chine, mais aussi exploitation directe des ressources énergétiques grâce à des contrats mirobolants[13], constructions immobilières… la Chine ne tarit pas de moyens pour assurer son expansion. Une politique largement soutenue par les banques et les établissements chinois à travers des accords de transactions financières en roubles[14], des prêts bancaires aux particuliers et entreprises russes, voire même l’accord de swap entre les banques centrales[15]

Pour les régions sibériennes, comme la Transbaïkalie ou encore l’Extrême Orient russe, c’est une manne financière sans fond. En effet, bien que l’état central ait lancé différents plans de développement, les investissements restent bloqués dans les poches des apparatchiks ou oligarchies des échelons supérieurs, et la corruption (ce que l’on reprochera également aux Chinois) est florissante.

Les intérêts russes et les intérêts chinois compatibles

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       Figure 3 : commerce Russie-Chine – Source : RT

La Chine est le premier partenaire commercial de la Russie depuis 2014 ; le total des échanges représente 11 % du commerce russe. La Chine et la Russie se sont fixé un objectif de 200 milliards de dollars par an, d’ici à 2020, qui sera sans doute dépassé étant donné les montants astronomiques des accords entre ces deux pays.[16]

Donnant/donnant : la Russie étouffée par les sanctions européennes depuis 5 ans a besoin de développer de nouveaux débouchés pour relancer l’économie de son pays et ce sur une perspective à plus longue échéance que ce qu’elle pouvait imaginer ; la Chine en quête de stabilisation a besoin de se rapprocher de ses sources d’approvisionnement :

. location de terres agricoles qui fait rentrer de l’argent sonnant dans les caisses de l’état russe (loyers + impôts) et assure un flux de 80% de cette productions agro/forestière à la Chine

. ou contrats à long terme en matière d’approvisionnement énergétique, pétrole/gaz[17]/électricité[18] qui assurent à la Russie des rentrées financières à long terme (durée des contrats sur 30 ans) et en investissements[19] (la Chine s’est engagée à financer une partie des travaux afférents à l’acheminement), et fournissent à la Chine le partenaire qui, de par sa proximité de voisinage, garantit stabilité des sources, sécurité des transports, coût raisonnable, et protection de l’environnement.

Même si la Chine vient de se lancer dans un énorme programme de 50 milliards de dollars de production d’énergie propre qui devrait être opérationnel en 2050[20], elle reste tributaire de 60% d’importation de son pétrole et 30% de son gaz. Alors qu’en 2010, l’Arabie Saoudite était son principal fournisseur, la Russie a pris aujourd’hui la 1ère place et, avantage non négligeable, autorise des transactions en yuan[21].

La Russie a besoin de la Chine pour maintenir sa monnaie (d’autant plus que le yuan fait maintenant partie du panier des monnaies internationales), du marché chinois pour contourner les sanctions européennes et le manque à gagner économique et financier suite à la fermeture du marché de l’UE et de ses marchés partenaires (on voit ici quel pourrait être sur un pays comme la Russie l’impact économique et financier désastreux d’un traité comme le TTIP).

Mais la Chine a besoin de la Russie pour permettre de « booster » le nombre de transactions en yuan et diluer le pétro-dollar dans du pétro-yuan.

La Chine a besoin de la Russie pour s’assurer la réussite du méga-projet de développement des nouvelles routes de la soie, conquête de routes et de débouchés économiques et commerciaux vers l’ouest. En effet les routes traversent une partie des territoires de la Fédération russe, dans lesquels la Chine ne peut assurer manu-militari la sécurité des convois qui y transitent[22].

La Russie compte sur la Chine pour l’aider à assurer la stabilité géopolitique dans ses régions occidentales et d’extrême sud[23].

La bouderie de l’Occident scelle une alliance Russie-Chine

Depuis 2009/2010, la guerre en Ukraine et la guerre froide qui s’est mise en place entre l’OTAN et la Russie, un coup d’arrêt a été mis à la tentative d’occidentalisation de la Russie. Détérioration des relations de voisinage sur son flanc ouest, sanctions imposées par le camp occidental, poudrière à l’extrême sud de sa fédération (dans le Caucase, l’OTAN travaille avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie – qui forment le « Sud-Caucase » –, et en Asie centrale, avec le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, la République kirghize, le Tadjikistan et le Turkménistan[24]),… la Russie de Poutine qui croyait encore pouvoir opérer ce rapprochement avec l’Europe tellement rêvé depuis des siècles (et qui avait été brutalement interrompu par plus de 70 années d’obscurantisme communiste et stalinien), se retrouve acculée vers ses frontières orientales.

De son côté la Chine est accusée d’expansionnisme colonial, par ceux-là même qui l’ont pratiqué au cours des siècles précédents avec toutes les conséquences que l’on connaît sur la situation du monde aujourd’hui, et doit affronter des forces belligérantes qui viennent revendiquer des terres (îles) en mer de Chine qui ne leur appartiennent pas davantage[25] (la Mer de Chine a toujours été considérée comme un espace commun sans notion d’appartenance nationale, concept purement occidental) et la provoquer à force de manœuvres dans les eaux frontalières, ou en tentant d’attiser la peur de son hégémonie sur le continent asiatique.

La Russie lassée de ses efforts d’occidentalisation toujours contrariés, la Chine gênée  sur son flanc oriental dans processus d’installation dans le monde, sont poussées dans les bras l’une de l’autre par certains intérêts transatlantiques effrayés de leur émergence : les chantres du « diviser pour régner » semblent en échec stratégique pour avoir abouti à cette alliance de leurs deux principaux adversaires… à moins qu’ils misent sur le fait que ce rapprochement qu’ils pensent « contre-nature » résultera en conflit entre les deux puissances s’exterminant l’une l’autre au contact… Mais évitons d’entrer dans les « logiques » de certains esprits malsains qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose. Les dynamiques du monde s’éloignent chaque jour de plus en plus des retranchements poussiéreux de Washington ou Bruxelles.

2020 – Potentiel de conflits dans une région à vocation trans-régionale

« Don’t ‘Own’ Land, Just ‘Use’ It »

La Chine observe avec beaucoup d’attention les prises de position américaines (en 2010 Obama avait proposé une modification de stratégie à l’égard de la Russie[26]), et les variations d’humeur de l’opinion publique russe naturellement davantage portée sur une relation de voisinage avec l’ouest qu’avec la Chine. 70% de la population russe habite à l’ouest du pays, donc à plus de 8000 km de cet Extrême Orient russe. La notion d’invasion chinoise, régulièrement agitée comme un chiffon rouge par une presse russo-occidentale plutôt sinophobe[27], est encore bien ancré dans les esprits. On chiffre très difficilement la population chinoise en Russie ; environ 400.000 personnes. Mais cela peut-être plus.

Si l’on suit le documentaire diffusé sur ARTE en mars dernier il y est question de 140 millions de Chinois susceptibles de s’installer[28], on comprend qu’un tel chiffre fasse peur. Même si la Chine entend ne pas pratiquer la politique de la possession de la terre, la question de savoir comment sera gérée la transmission des terres louées après les 49 ans d’exploitation, reste ouverte. La Chine annexera-t-elle des terres dont certaines lui ont historiquement appartenu[29]? Et, même si la plupart des conflits ont été officiellement réglés, les griefs sont nombreux de part et d’autre, comme dans beaucoup de régions frontalières.

Autre point de discorde, la protection de l’environnement. La Sibérie est une des plus vastes réserves naturelles rengorgeant de ressources restées jusqu’à présent quasi-inexploitées. Malgré une politique proactive dans le secteur du développement durable et un engagement martelé du gouvernement chinois, à la suite de la COP21 notamment, dans l’exploitation de l’énergie propre[30], les Chinois ont la mauvaise réputation de ne pas respecter l’environnement et de pratiquer la politique de la terre brûlée. Une exploitation intensive et utilisation de produits nocifs, notamment dans la culture du soja, ils abandonneraient des terres épuisées et polluées… (alors que les Russes seraient de fervents protecteurs de l’environnement…). Plus que les Chinois c’est la Chine elle-même qui pourrait représenter un danger pour la stabilité régionale, pour la Russie mais aussi dans ses relations avec l’Inde. En effet, les nouvelles routes de la Soie qu’elle entend développer avivent les tensions entre la Chine et la Russie dans l’exploitation des infrastructures et l’occupation des sols, mais aussi avec l’Inde, qui y voit notamment une ingérence sur son territoire. La question du Tibet est toujours une plaie ouverte.

Enfin, l’histoire de la Sibérie montre que les populations autochtones sont plus turques (il est communément admis que les peuples turcs sont originaires d’Asie Centrale et de Sibérie) que chinoises ou russes en réalité.

2050 – Vers une Sibérie, espace commun

Même si le concept d’état-nation reprend ponctuellement, comme nous l’avons vu par ailleurs, du poil de la bête dans un monde en crise, les frontières ont bien peu d’avenir au XXIème siècle – à l’ère d’internet pour ne citer que cette évidence.

Les Chinois qui mettent en avant l’idée d’une Mer de Chine appartenant à ses riverains l’ont bien compris. En Sibérie aussi, loin d’eux l’idée d’ « envahir » ou d’ « occuper » ces territoires. Tout est négocié et payé. Et les ressortissants chinois ont pour consigne d’apprendre le russe et de s’intégrer au paysage. La frontière n’est pas remise en question ; elle est simplement transformée en ligne de partage imposant le dialogue et matérialisant l’échange. A terme bien sûr, elle risque de ne plus faire sens et d’être oblitérée …

Mais là où les Occidentaux ont du mal à imaginer autre chose qu’un drapeau – chinois, russe ou turc – flottant sur le territoire sibérien, peut-être vaut-il mieux regarder ce désert comme une mer, espace ouvert de communication, sillonnée de flux humains et d’échanges de biens et d’informations, accélérés par toutes ces voies de communication dans lesquelles les Chinois investissent actuellement.

Sur cette mer, des villes-îles constituent des lieux d’identité ethnique et culturelle imposant le respect et évoluant au gré des implantations humaines.

Quant aux immenses ressources de la Sibérie, les Russes pourront-ils éternellement en être les gardiens ? Les dépenses militaires que ce statut leur impose sont-elles réellement compensées par les bénéfices que le commerce de ces richesses leur rapporte ? Ou bien le XXIème siècle, et l’accroissement d’intelligence qu’il promet (dès qu’on aura passé les écueils de la transition avec le précédent siècle), parachèvera-t-il la notion, inventée (puis assassinée) par les Européens à l’issue de deux guerres mondiales, de mise en commun des ressources naturelles[31], juste histoire d’arrêter le massacre.

Dans ce cas, la Sibérie pourrait bien apparaître comme un laboratoire de ce genre d’expérience : mer poissonneuse gérée par la Communauté de ses riverains réunie à la même table autour et à l’initiative de la Russie, car c’est bien elle la terre d’accueil.

« Conflict Is a Choice, Not a Necessity »[32]

 


[1]     Voir Wikipedia

[2]     Source : FranceTV Info, 01/07/2015

[3]     Source : Arte, 10/11/2014

[4]     Source : Plein Champ, 14/04/2015

[5]     Voir Wikipedia

[6]     Voir Wikipedia

[7]     « Ces dernières années, la région de Magadan a été délaissée par 57% de sa population, la péninsule du Kamtchaka par 20% et l’île Sakhaline par 18% ». Source : BDLP 04/04/2016

[8]     Source : Huffington Post, 29/06/2015

[9]     Source : RBTH, 22/05/2015

[10]   Source : Sputnik , 27/02/2016

[11]   Source : French Poeple, 18/02/2016

[13]   Source : Courrier International, 03/09/2014

[14]   Source : Economic Times, 09/08/2015

[15]   Source : Réseau International, 19/06/2015

[16]   Source : Réseau International, 26/09/2014

[17]   Source : Le Monde, 21/05/2014

[18]   Source : Sputnik, 22/02/2016

[19]   Source : Bloomberg, 01/07/2015

[20]   Source : NBC News, 31/03/2016

[21]   Source : Wikistrike, 25/06/2015

[22]   Source : Les Echos, 29/01/2016

[23]   Source : Mediapart, 10/01/2016

[24]   Source : OTAN

[25]   Un conflit avec le Japon qui aurait pu se terminer en 2014, si les États-Unis n’étaient pas venus y mettre leur nez. Source : Le Monde, 24/04/2014

[26]   Source : Maison Blanche, 24/06/2010

[27]   Voir les articles cités dans France TV Info, 03/07/2015

[28]   Source : Arte, 30/03/2016

[29]   Source : Wikipedia

[30]   Ainsi le 13ème plan quinquennal adopté le 16 mars par l’Assemblée nationale populaire chinoise donne des objectifs ambitieux de réduction des émissions des gaz à effet de serre et de la pollution atmosphérique. – Source : Sciences et Avenir, 20/03/2016

[31]   Rappelons que les Communautés européennes sont issues de la CECA, qui mettait en commun le charbon et l’acier.

[32]   Citation de Henri Kissinger – Source : Foreign Affairs, mars/avril 2012

À propos Marie Hélène

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