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Le chaos, notre nouvel environnement (une interview de Bruno Marion par l’équipe du LEAP)

LEAP a réalisé une interview de l’écrivain Bruno Marion à propos de son dernier ouvrage : « Chaos, Mode d’emploi ».

Dans quel contexte avez-vous écrit ce livre ?

L’humanité vit une transition absolument incroyable de par son ampleur et de par sa vitesse. Il est temps de concevoir des outils permettant de mieux comprendre et agir dans ce monde que je décris comme devenu chaotique. Ma mission avec ce livre est donc de contribuer positivement à cette transition, de faire en sorte qu’elle se passe à la fois le mieux possible pour le maximum de gens et qu’elle aille vers un avenir meilleur – même si je ne sais pas ce que ça veut dire « un avenir meilleur » !

Vous êtes actuellement coach et consultant auprès des entreprises. Pouvez-vous nous préciser rapidement votre parcours et votre situation actuelle ?

Je suis ingénieur de formation, mais depuis tout petit j’essaye de comprendre le monde. J’ai cru qu’en devenant ingénieur j’allais tout comprendre : comment le monde marchait, les mécaniques, etc … Je me suis rendu compte assez rapidement que ce n’était pas le cas. J’ai alors voulu comprendre le monde des affaires et j’ai donc fait un MBA mais ça ne m’a pas tellement plus avancé ! Du coup je me suis dit qu’il fallait que je voyage et que je vois ce qu’il se passait à l’autre bout du monde et ça m’a un petit peu aidé. J’ai travaillé dans de grandes entreprises. Plus j’avançais, plus j’apprenais des choses, mais ça ne me donnait toujours pas les réponses que je cherchais. J’ai donc fini par quitter le monde « corporate »… pour mieux l’accompagner : je leur offre mes outils pour comprendre ce monde devenu chaotique à la fois au travers de mes conférences et au travers d’un certain nombre d’accompagnements que l’on va appeler « stratégiques », ce que vous avez appelé « coaching ».

Que voulez-vous dire en affirmant que le monde est devenu chaotique ?

On parle de système chaotique. Un système est un ensemble de choses, un système chaotique a un certain nombre de propriétés. Le chaos, ce n’est ni bien ni mal. De même que l’eau peut avoir plusieurs états (solide, glace, vapeur, liquide), un système, une entreprise, l’humanité, peuvent avoir plusieurs états : stable, oscillant (on parle de crise cyclique par-exemple), et enfin chaotique. Aujourd’hui, de mon point de vue, et du point de vue des observations que je mène en faisant un tour du monde chaque année, et au travers des rencontres que je fais, le monde est devenu chaotique au sens scientifique. Et ceci pour 3 raisons :

. l’augmentation du nombre : nous sommes bientôt 8 milliards, nous étions moins d’un milliard il y a 150 ans. On constate donc une explosion du nombre de personnes, que l’on appelle les « agents » dans la théorie du chaos.

. ces personnes sont de plus en plus connectées : on se rencontre les uns les autres, en ville, à l’autre bout du monde. Nous sommes également connectés dans le monde virtuel.

De plus en plus de personnes de plus en plus connectées, ceci donne un pré-requis pour un monde chaotique.

. Ajoutez à tout cela une accélération temporelle : un certain nombre de transformations sociétales se passent à une vitesse à laquelle nous n’avons jamais été confrontés jusqu’à présent. Le passage de la chasse/cueillette à l’agriculture/élevage a nécessité un millier d’années, celui à l’industrie/commerce a pris une centaine d’années. Aujourd’hui les grandes transitions se font à l’échelle d’une génération humaine. Le système et nous-mêmes n’avons donc plus le temps de nous adapter.

Quels sont les outils qui peuvent nous guider dans ce monde devenu chaotique ?

On peut s’inspirer des théories du chaos pour comprendre et agir dans ce monde chaotique.

. 1er outil : passer du contrôle à la régulation. Quand le système est devenu chaotique et qu’on a passé le « tipping point » (= point de basculement sociologique), les transformations s’auto-amplifient. On peut comparer un système cyclique ou proche de l’équilibre au thermostat d’un chauffage : il s’arrête puis lorsqu’il fait trop froid il se remet en route, la température oscille autour d’une température cible. Dans un monde qui est devenu chaotique c’est l’inverse : plus il fait chaud plus le radiateur chauffe. C’est une sorte de thermostat devenu fou. Une crise économique va déclencher une crise financière, qui va déclencher une crise sociale, qui elle-même va déclencher une crise économique et financière, etc. Dans un monde chaotique, le contrôle ne marche plus. Le thermostat est cassé, il faut donc mettre en place ce que j’appelle les processus de régulation en lieu et place de processus de contrôle.

. 2ème outil : passer du linéaire au fractal. Une image fractale est une image qui se reproduit à peu près à l’identique d’elle-même, quelle que soit l’échelle à laquelle on l’observe. Je prends souvent l’exemple de Samuel Huntington qui organisait le monde autour d’un certain nombre de civilisations (chinoise, islamique, occidentale, slave, etc) avec des frontières très bien définies. Ce monde n’existe plus : on voit des parties de Paris qui ressemblent plus à l’Inde ou à la Chine, etc. Le monde n’est plus linéaire, il est devenu fractal. Si l’on accepte cette nouvelle réalité, on devient apte à comprendre à nouveau le monde.

. 3ème outil : être plus résilient. Parce que le monde devient de plus en plus chaotique, on va avoir de plus en plus de crises, des petites mais aussi des grosses, des crises systémiques. Les entreprises évoluent encore selon des principes mécaniques. Elles doivent désormais tiré leurs modèles des leçons du vivant. Les organismes vivants nous apprennent plein de choses puisqu’ils ont réussi à survivre dans le chaos pendant des millions d’années. Comme tout organisme vivant, pour être résiliente, une entreprise ou une institution a besoin de diversité, de redondance (être capable de répéter et d’avoir en double les choses importantes) et de décentralisation. Le système pyramidal qui caractérise aujourd’hui nos organisations et nos institutions est parfaitement adapté à un monde stable et proche de l’équilibre, mais aujourd’hui un dirigeant ne peut plus savoir tout ce qui se passe en périphérie de son champ d’action, d’où l’intérêt d’avoir des organisations décentralisées. En matière politique, la gestion d’une nation par-exemple, la résilience impose plus d’« accountability », de fiabilité et de confiance. Il existe des outils pour construire la confiance : communication fréquente, claire et honnête. Ces quelques principes de résilience permettent de se préparer aux opportunités que vont offrir les crises.

. 4ème outil : être capable de comprendre et d’utiliser l’effet papillon. Ce concept vient de Lorenz, un météorologue qui est le premier à avoir parlé de théorie du chaos. Il a montré que le battement d’ailes d’un papillon à New York ou à Paris est capable de déclencher une tempête à l’autre bout du monde par ces phénomènes d’auto-amplification dont nous avons parlé précédemment. Tous les petits papillons ne vont pas déclencher des tempêtes mais je peux vous démontrer scientifiquement aujourd’hui qu’un individu n’a jamais eu autant de pouvoir pour faire changer les choses. Dans un monde linéaire, proche de l’équilibre, pour faire changer les choses, il faut être puissant. Dans le monde d’avant, être puissant (pouvoir générer du changement), c’était, par exemple, être président d’un pays, d’une société, avoir beaucoup d’argent, ou encore être très nombreux. Bien sûr, nous sommes encore sous l’emprise du monde d’avant, mais un lanceur d’alerte comme Snowden par exemple, nous montre combien une personne n’a jamais eu autant de pouvoir pour changer le monde.

Quand vous dites qu’un battement d’ailes peut déclencher une tempête à l’autre bout de la planète, que dire alors de l’impact des gesticulations épouvantables de nos dirigeants actuels ?! En lisant votre livre, on a l’impression qu’il faut inciter ce tissu socio-politique du 21ème siècle à faire le moins de mouvements possibles. Qu’en pensez-vous ?

Ce que vous avez appelé « gesticulations » est pour moi le signe même du système qui s’écroule. Quand vous regardez comment un système évolue dans le chaos, deux choses peuvent se passer :

. un système peut s’effondrer, c’est la 2ème loi de la thermodynamique

. il peut apparaître un nouveau système

Mais avant cet effondrement ou cette émergence, il y a ces auto-amplifications qui font que le système d’avant s’écroule assez rarement en silence. Une partie va s’écrouler en silence mais on peut faire confiance aux anciennes institutions et aux anciens dirigeants pour faire beaucoup de bruit avant de disparaître. Il ne faut pas attendre l’immobilisme, il faut favoriser les émergences et les observer. Il existe des organismes capables de se métamorphoser.

Que pensez-vous de l’avenir de l’Etat-Nation dans un monde chaotique ?

L’Etat-Nation va survivre car les émergences se font en général à un plus haut niveau de complexité. De même que nous sommes passés de l’atome à la molécule, on voit apparaître des organismes multinationaux qui incorporeront les nations. Nous sommes dans une époque du « et », non pas du « ou ». Il y aura beaucoup plus de régionalisation supranationale ainsi que des niveaux forts de gouvernance de plus en plus locaux. L’aspect national – dominant jusqu’à présent – va continuer à exister mais nous aurons des gouvernances supranationales. Je ne prévois donc pas la disparition de la nation, mais je pense qu’elle sera intégrée sur 3 niveaux : supranational, national et régional.

Parlons démocratie ! Ce système de gouvernance que vous décrivez comment le voyez-vous innervé de mécanismes démocratiques ? Quelle forme peut-il prendre dans un monde fractal ? A quoi peut ressembler la démocratie au 21ème siècle ?

Première constatation : la démocratie actuelle est morte ! Elle ne fonctionne plus, quand vous avez dans les pays phares de la démocratie mondiale comme certains pays européens ou les Etats-Unis, moins de la moitié des gens qui votent sans parler de la caricature de proposition démocratique dans certains pays actuellement, ça ne marche plus… La démocratie représentative repose sur un certain nombre de présupposés, parmi lesquels le fait que l’on vote et délègue son pouvoir de décision à quelqu’un que l’on imagine être plus intelligent que nous à qui on donne notre pouvoir pour prendre des décisions qui nous touchent à la fois individuellement et collectivement. Mais aujourd’hui qui peut croire dans un monde perpétuellement en mouvement et devenu chaotique, que quelqu’un peut tout savoir dans tous les domaines ? On assiste alors à l’émergence de nouvelles formes de gouvernance, que ce soit au niveau local, régional, national ou supranational. Prenons l’exemple des sujets éthiques qui sont les sujets les plus compliqués (mères porteuses, sélection génétique avant la naissance, assistance à fin de vie, etc) auxquels nous devons répondre collectivement alors qu’ils n’ont a priori pas de réponse simple. Plutôt que de déléguer ce pouvoir de décision à un représentant unique, on pourrait le déléguer à un groupe de personnes combinant des compétences en une image fractale de la société : un élu national, quelques élus régionaux, des syndicalistes, des représentants des principales religions spiritualités ou philosophies, universitaires, des citoyens tirés au sort. On mélangerait tous ces gens et selon l’importance du sujet on leur accorderait un laps de temps défini, en les payant à plein temps ou à temps partiel, pour qu’ils rencontrent des experts de la problématique, tout en suivant un certain nombre de mécanismes de gouvernance afin d’arriver à la meilleure proposition finale possible.

On voit des entreprises de type Apple, Google, qui ont de plus en plus de responsabilités de nature politique. Pensez-vous qu’un système fractal puisse imposer des règles démocratiques au monde de l’entreprise ?

Ces entreprises sont une sorte de paroxysme du monde d’avant, elles ont à la fois parfaitement compris le monde d’avant, elles en sont issues et surfent sur l’émergence du monde d’aujourd’hui. Du point de vue démocratique, ces entreprises se retrouvent à la tête d’un pouvoir délirant et hors de contrôle et régulation. Cependant, ces processus de régulation émergeront, les plus intelligentes de ces grandes entreprises s’y attacheront, si elles ne le font pas, d’autres le feront à leur place. Toutes ces sociétés n’existaient pas il y a 10 ans et n’existeront peut-être plus dans 10 ans.

Vous êtes lecteur du GEAB notre bulletin mensuel, en quoi voyez-vous une résonnance entre notre travail et plus particulièrement notre méthode d’anticipation politique, et le vôtre ?

Je vois plusieurs complémentarités et communautés de visions : tout d’abord le souci de rechercher des informations hors du système dominant, c’est un processus de régulation personnel. Aujourd’hui, il ne faut pas laisser l’information venir à soi mais aller la chercher et c’est ce que vous faites très bien. Vous apportez aux lecteurs des informations qu’on ne trouve pas forcément ailleurs. De plus, vous utilisez le terme « multipolarité », et le monde qui est en train d’émerger est un monde multipolaire. On passe d’un monde de deux empires à un monde multipolaire, cela rejoint totalement ma vision fractale. Et enfin vous faites des choix, et en faisant des choix on devient acteur, on offre un ou des narratifs. Je pense que ce dont on a besoin aujourd’hui et en particulier dans la prospective, c’est d’offrir des narratifs, être capable de prendre des risques et de dire « voilà ce qu’il peut se passer », comme vous le faites grâce à votre méthode d’anticipation politique.

À propos Marie Hélène

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