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Le ’11 septembre indien’ & la sécurité régionale du flanc sud de l’Asie centrale et de l’Asie du sud

Il y a sept ans, les attentats terroristes [[À défaut de mieux pour le moment, le terrorisme est défini ici comme tout acte organisé avec comme victime principale délibérée les civils. En revanche, on a l’impression que dans les pays du Nord le terme galvaudé du terrorisme est souvent réservé aux seules violences issues du Sud. De plus, les terroristes des uns peuvent être les combattants d’une juste cause pour les autres. Cela dit, le terrorisme est condamné par la communauté internationale. Et pour cause!]] qui ont ensanglanté le territoire américain, avaient été préparés dans les camps d’Al-Qaïda en Afghanistan, c’est-à-dire dans le maillon le plus faible du trio Inde-Pakistan-Afghanistan (IPA). Depuis, l’Occident a pris plusieurs mesures pour se prémunir par la suite de telles opérations terroristes de grande envergure. C’est ce qui a permis à un pays comme les États-Unis d’éviter d’autres attentats semblables à ceux du 11 septembre 2001. En revanche, d’autres pays dans le monde en ont fait les frais. Allant de l’Indonésie (Bali) à l’Extrême-Orient au Maroc (Casablanca) à l’Ouest, en passant notamment par la Tunisie (Jerba), l’Algérie (dont Alger), la Turquie (Istanbul), le Pakistan (dont Karachi), le Liban (Beyrouth), la Syrie (Damas), la Jordanie (Amman), l’Égypte (Charme el-Cheikh), l’Espagne (Madrid) et la Grande-Bretagne (Londres). L’Inde est à ce jour la dernière victime du déferlement de cette violence politique jihadiste.

Dans la nuit de mercredi 26 à jeudi 27 novembre, Mombay (ex-Bombay), capitale financière et métropole de l’Inde, est frappée d’un assaut jihadiste d’une ampleur sans précédent pour cette ville (dix attentats simultanés), avec plusieurs centaines de victimes.

Comme c’est de coutume chaque fois que l’Inde est frappée d’un nouvel attentat, Delhi a encore une fois pointé le doigt accusateur vers un pays voisin, c’est-à-dire le Pakistan. On a également pensé instinctivement au réseau d’Al-Qaïda. Il est fort probable que l’on aura dans un proche avenir une idée assez proche des motivations, des connexions et de l’identité des auteurs et du commanditaire de ces attaques terroristes.

Dans cet article, nous avons deux objectifs. Le premier consiste à décortiquer l’assaut terroriste de Mombay. Le second objectif est l’analyse de ses retombées sur l’avenir des relations indo-pakistanaises et donc sur la sécurité du flanc sud de l’Asie centrale et de l’Asie du sud, sans oublier son influence sur la nouvelle stratégie américaine dans cette région. Une telle analyse nous permettra donc de faire ressortir les objectifs politiques réels poursuivis par les «architectes» de ces attentats.

{{I. MOMBAY & LE «11 SEPTEMBRE INDIEN»}}

À en croire les premières informations disponibles, des informations à prendre avec précaution pour des raisons évidentes, ces attaques seraient l’œuvre des «Moujahidin du Deccan», un groupe jusque-là inconnu des agences de renseignement et des milieux académiques dédiés à la collecte des informations relatives à l’islamisme en Asie du sud. Cette nouvelle dénomination pourrait être en réalité une énième étiquette utilisée par les mêmes groupes terroristes toujours en activité dans la région. Une dénomination de combat en quelque sorte. D’après plusieurs témoignages, les assaillants ont fait preuve d’une grande maîtrise de soi. [[Voir à cet effet les différentes dépêches de l’AFP et de l’AP relatives aux attaques terroristes à Mombay.]] Leur opération quasi militaire en disait long sur un degré très élevé de préparation. Mais les aveux «arrachés» au seul survivant (Ajmar Amir Kasab, qui serait originaire du Penjab pakistanais), parmi les assaillants devraient être pris avec circonspection.

Cet assaut n’est que le dernier en date d’une longue série d’attentats notamment islamistes frappant de plein fouet l’Union indienne. Juste pour l’année 2008, on a recensé plus de quatre séries d’attentats (voir le tableau no. 1). Ces assauts n’ont épargné ni la capitale ou la métropole de l’Inde ni plusieurs États de l’Union. Avec tout le climat d’insécurité et de tension qui en a découlé.

Dans un monde «mobilisé» depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre le terrorisme international, la facilité déconcertante avec laquelle les assaillants de novembre ont agi pour à la fois assassiner le chef de la Brigade de lutte antiterroriste de l’État du Maharashtra et prendre le contrôle notamment de deux hôtels prestigieux de la métropole indienne laisse songeur. Pour ajouter encore au trouble, mentionnons une information «coulée», au lendemain des attentats, à «CNN» et à «ABC News», deux grands réseaux médiatiques américains. Il semble qu’un mois avant que l’assaut ne soit donné, la CIA américaine aurait prévenu son homologue indienne d’un possible attentat imminent contre la ville de Mombay et un de ses hôtels prestigieux [[Il semble que le Renseignement indien ait alerté les dirigeants de «Taj-Mahal Palace & Tower» que leur institution serait la cible d’un attentat à venir. Deux semaines plus tard, la sécurité de l’hôtel avait baissé la garde, avec le résultat que l’on sait aujourd’hui!]] par des jihadistes arrivant du Pakistan à bord de bateaux. Un renseignement qui étrangement colle à ce qui s’est passé en novembre dernier! Si la CIA avait effectivement transmis une telle information «sensible» à Delhi, alors le renseignement indien (Intelligence Bureau (IB), l’agence de renseignement chargée de la sécurité intérieure, et le renseignement extérieur indien (Research and Analysis Wing, RAW)) aurait, d’une part, raté là une occasion de protéger la population du terrorisme; et, d’autre part, montré sa défaillance ou la faillite de l’exploitation de l’information collectée. Si l’agence américaine du renseignement avait réussi à temps à collecter les informations relatives au complot terroriste de Mombay, comment se fait-il que les services indiens, se trouvant en première ligne de la lutte contre les jihadistes en Asie du sud, pour notamment la question du Jammu-et-Cachemire, n’en ont pas été capables? N’ont-ils pas encore réussi, malgré les sommes colossales dont ils disposaient, à avoir des humint (human intelligence: renseignement fourni par des agents et non à l’aide de moyens électroniques)? Cela dit, loin de l’intention de l’auteur de ces lignes l’idée de sous-estimer les efforts de ces services indiens dans ce domaine. Comme chercheur universitaire, nous imaginons que leur tâche est à la fois difficile et complexe.

Un autre élément troublant, à savoir l’état de forces d’intervention indiennes sous-équipées, sous-armées et sous-entraînées pour faire face à la menace terroriste. Ces éléments montrent notamment le décalage de la partie indienne par rapport aux jihadistes. Dans un pays aspirant à un statut de puissance régionale et caressant le rêve d’accéder un jour au club select de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, et de surcroît frappé depuis un demi-siècle par des attentats terroristes pour différents motifs, la population indienne devait s’attendre à ce que l’Éléphant (symbole du pays) soit mieux préparé à faire face à cette menace sérieuse et diffuse. [[En 2007, les parlementaires indiens avaient appris que les ports du pays n’étaient pas bien protégés. Situation qui ne s’était pas améliorée depuis. Cf. L’édito: «The Horror in Mumbai», [New York Times->http://www.nytimes.com/2008/12/01/opinion/01mon1.html], 1 décembre 2008]]

À cause des défaillances de sécurité révélées à cette occasion, il faudrait s’attendre à voir l’économie du tourisme de Mombay (et peut-être de l’Inde en général) touchée sérieusement. En plus de voir ternie leur réputation établie d’efficacité, les services indiens de renseignement et de sécurité devraient d’une part voir des têtes «tomber» notamment du côté des responsables de la sécurité à Mombay et à Delhi, [[Selon des dépêches de Reuters et de l’AFP, plusieurs dirigeants indiens de haut rang ont déjà démissionné de leur poste. Ainsi, au niveau fédéral, le ministre de l’Intérieur, Shivraj Patil, le conseiller à la sécurité nationale et le chef des gardes indiennes ont quitté le gouvernement. Au niveau régional, Vilasrao Deshmukh, membre du Congrès et chef du gouvernement de l’État de Maharashtra, ainsi que son adjoint ont démissionné de leurs postes.]] et d’autre part subir une réforme en profondeur de leur organisation et de leur mode d’action.

D’un point de vue technique-politique, les Indiens devraient le plutôt possible, pour plus d’efficacité, intégrer leurs différents services de sécurité, contrôlés jusque-là par les États de l’Union, dans une agence fédérale. Ils devraient également adopter de façon prioritaire de nouveaux dispositifs pour réduire leur vulnérabilité maritime. N’oublions pas que près de la moitié de leurs 7500 kilomètres de côtes est située à l’ouest bordant la mer d’Oman et à portée des côtes pakistanaises. Mais un élément plus important encore, il faudrait éviter à tout prix que les musulmans indiens se sentent visés par les mesures de sécurité que l’Union pourrait adopter. Les «chasses aux sorcières» n’ont jamais aidé à protéger quelque population que ce soit.

Le choix de la cible des attaques terroristes du 26-27 novembre n’est pas du au seul hasard. Mombay n’est pas une ville comme une autre. C’est la capitale du Maharashtra, un État occidental de l’Union indienne. Elle représente également la métropole de la fédération et sa capitale financière. En frappant ce symbole par excellence de la prospérité et donc de la puissance montante de l’Éléphant, les jihadistes voulaient envoyer un message très fort à l’adresse de l’Inde notamment.

En s’attaquant à des institutions publiques et privées, telles des hôpitaux et des lieux de détente sans charge symbolique, les assaillants cherchaient notamment à tuer le maximum de personnes et donc à terroriser la population et attirer l’attention des médias. L’attaque d’une synagogue juive et l’assassinat de plusieurs israélites présents sur place peuvent être interprétés comme un signe de «solidarité» jihadiste avec un peuple palestinien survivant sous un blocus draconien et une occupation militaire israélienne implacable. Cela dit, les assaillants avaient également d’autres buts, des objectifs politiques cette fois. Nous y reviendrons ci-dessous.

Mais en ciblant «Taj-Mahal Palace & Tower» et l’«Oberoi Trident», deux hôtels de luxe connus pour être des lieux fréquentés par des ressortissants occidentaux très aisés, les assaillants auraient également voulu faire le plus grand coup publicitaire possible pour leur forfait et donc envoyer un message fort au reste du monde. Objectif atteint de toute évidence. Leur «traque» des ressortissants américains et britanniques de passage à cette occasion dans ces hôtels est à cet égard fort éloquente. Pourquoi la Grande-Bretagne? C’était l’ancienne puissance coloniale du sous-continent Indien. Les élites de cette région, toutes confessions religieuses et groupes ethniques confondus, y sont, d’une façon ou d’une autre, demeurées attachées. Un passage par les universités Cambridge ou Oxford est encore valorisé. Un stage ou une expérience professionnels à la City donnent encore du lustre à un C.V. Une partie très importante des migrants du sous-continent est établie dans ce pays depuis de nombreuses générations. Pourquoi les États-Unis? On y reviendra dans la seconde partie de cet article. En ciblant les touristes britanniques et américains, on voulait notamment attirer l’intérêt du public et des dirigeants de ces deux puissances occidentales présentes notamment en Afghanistan depuis 2001 (et donc de l’ensemble de l’Occident) sur le sort peu enviable des musulmans de l’Inde.

En se donnant la dénomination hautement symbolique de «Moujahidin» de…, les jeunes assaillants de Mombay cherchaient à s’inscrire dans une lignée de l’universel islamique. N’oublions pas que pour les musulmans pieux, le qualificatif de «moujahid» (et donc jihad) est hautement valorisé. Contrairement à ce qui est largement convenu dans le discours public occidental, le jihad n’est pas le pendant musulman de l’expression chrétienne de «guerre sainte». C’est d’abord et avant tout un effort d’introspection individuel, une quête personnelle du musulman qui veut sans cesse devenir meilleur. C’est ensuite, une démarche défensive des musulmans dont le pays est confronté à une agression militaire étrangère. En cela, les musulmans moujahidin n’innovent pas par rapport aux autres humains confrontés à la même situation d’agression. Et s’il y a différence à cet égard, elle concerne en premier chef le langage utilisé par les acteurs sociaux impliqués pour nommer cette action armée défensive. Quand les uns (les musulmans pieux) utilisent un langage religieux qui a du sens pour leur premier public, le public cible musulman pieux, les autres recourent, dans d’autres contextes et lieux et parfois même dans des pays islamiques, à des catégories modernes comme le nationalisme ou le patriotisme, c’est-à-dire des concepts liés à un langage séculier, [[Cela dit, le marché du discours public dans le monde musulman n’est pas homogène. Les offres traditionnelles (dont le jihad) sont concurrencées par des offres modernes (nationalisme, patriotisme…). Ici, les termes moderne et traditionnel sont utilisés non pour déprécier l’un et/ou valoriser l’autre, mais à titre indicatif pour cerner la structure du débat public. De plus, il arrive aux usagers des termes traditionnels de recourir aussi à ceux modernes. C’est dire la complexité des faits sociaux dans le monde musulman.]] un langage qui a lui aussi une histoire et donc plus de sens pour d’autres publics convoités, notamment celui occidental ou occidentalisé. Avec sa centralité dans le discours public mondial, le langage occidental, plus que tout autre langage, a largement gagné pour le moment la bataille des référents symboliques. Une telle situation privilégiée est liée à un contexte historique et politique précis de puissance et de domination.

Cette analyse du terme «jihad» étant faite brièvement et sommairement, son usage n’est pas suffisant, d’un point de vue religieux islamique, pour dédouaner les auteurs de toute action politique violente. En d’autres termes, ce n’est pas en se qualifiant de «Moujahid» qu’on pourra se faire «pardonner» son action terroriste. De plus, en dehors de l’aspect politique du geste de «donner la mort» à des cibles civiles en s’y offrant le cas échéant, pense-ton réellement et sereinement parmi les groupes et réseaux jihadistes aux conséquences calamiteuses sur les populations et les peuples dont ils se réclament et disent prendre la défense? [[Parmi les victimes des attentats de Mombay, il y avait aussi plusieurs musulmans!]] Et les larmes et souffrances des victimes et de leurs proches pour notamment la perte d’un être cher, sont-elles réellement la garantie que les souffrances et les humiliations de son propre camp religieux ou ethnique cesseront ou ne pousseront-elles pas au contraire les «blessés de l’âme» (pour reprendre ici une expression chère au psychiatre Borris Cyrulnic) et leurs ayants droit à faire encore davantage preuve de cécité et de brutalité? Dans un monde post-1979 (date de la Révolution iranienne, et surtout post-11 septembre 2001) où l’image de l’islam est souvent associée dans le discours public notamment occidental à la violence, de tels attentats terroristes ne contribuent-ils pas au renforcement des pires stéréotypes anti-musulmans dans le monde? De tels actes jihadistes violents ne constituent-ils pas un argument supplémentaire alimentant la propagande des milieux islamophobes et donc la haine des musulmans?

Pour s’attirer la sympathie des Indiens musulmans, les assaillants de Mombay se sont posé en défenseurs de cette minorité. Un groupe fort de 150 millions d’individus (14% de la nation indienne), objet de multiples discriminations dans la société (à l’emploi, au logement…) et victime de plusieurs actes terroristes de la part d’extrémistes hindous. En remontant à l’année charnière de 2002, on se rappellera les pogroms anti-musulmans qui ont fait environ 2000 morts parmi les musulmans de l’État du Gujerat, sans que le Premier ministre d’alors fasse le nécessaire pour punir les responsables de telles atrocités. Les musulmans du Jammu-et-Cachemire (le Cachemire indien) ne sont pas mieux lotis que leurs coreligionnaires face cette fois aux exactions des services de sécurité indiens. Depuis, les relations entre la minorité musulmane et la majorité hindoue ne se sont pas améliorées. [[Selon le journaliste Misha Glenny, les émeutes de 1992 à Mombay et ailleurs en Inde, inspirées par des mouvements extrémistes hindous en ascension, ont alimenté le sentiment de peur dans la communauté musulmane. Cf. Misha Glenny, «This was not global jihad. Its roots are far closer to home», [The Guardian->http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2008/dec/01/comment-and-debate-misha-glenny], 1 décembre 2008]] C’est la suspicion. C’est aussi la tension qui domine toujours et à la moindre étincelle, parions que le baril de poudre explosera.

Les attentats imputés aux islamistes, dont celui perpétré par exemple en 1993 à Mombay, ne sont pas de nature à calmer les passions islamophobes. De l’autre côté, la mollesse des autorités vis-à-vis des ultra-nationalistes hindous et le silence complice des nationalistes hindous du Parti du peuple indien (BJP, Bharatiya Janata Party), notamment pour des raisons idéologiques et électoralistes, ne font qu’ajouter aux sentiments d’insécurité, de frustration et d’aliénation répandus dans l’importante minorité religieuse.

Dans un pays où les musulmans représentent 150 millions d’habitants, l’attitude hostile du BJP à leur égard est politiquement irresponsable. Elle est d’un autre âge puisqu’elle ignore les réalités du nouveau siècle. Un siècle débutant avec un attentat terroriste de grande ampleur perpétré par Al-Qaïda. Un réseau des réseaux à la recherche du moindre prétexte pour enflammer la scène mondiale et susciter de nouvelles vocations terroristes. Un siècle déjà marqué du sceau de l’interconnectabilité du monde. Les outils de la troisième révolution (celle de l’information) réduisent les distances physiques entre les quatre coins cardinaux de la terre et rendent assez difficile toute entreprise visant à «cacher» ce qui se passe dans un pays donné. Dans cette nouvelle conjoncture de société mondiale de l’information en formation, tout acte hostile par exemple à l’égard des musulmans indiens pourrait déclencher des réactions hostiles en chaîne dans le monde islamique et au-delà. Aussi, un tel développement pourrait ultimement menacer des intérêts nationaux de l’Inde dans les pays de l’islam, sans oublier son rajout éventuel à la liste qaïdiste des membres du fameux axe «des Croisés et des Juifs» (ce qui pourrait donner quelque chose comme un axe des «Croisés, Juifs et Hindus»), avec toutes les conséquences que l’on puisse imaginer. Dans ce siècle débutant, on constate partout que les comportements jugés hostiles ou négatifs par certains groupes ou institutions et qui étaient auparavant, jusqu’à un certain point, «acceptables» , sont aujourd’hui devenus insupportables et du coup pourraient parfois déchaîner des réactions violentes.

Au lieu de s’atteler à la tâche primordiale de «conquête» des cœurs et des esprits des musulmans indiens pour faire échec à la stratégie jihadiste d’acteurs locaux ou étrangers, l’élite du BJP a visiblement préféré faire preuve d’intolérance pour des raisons notamment électoralistes. D’ailleurs, comme l’a indiqué en novembre Christophe Jaffrelot, spécialiste de l’Asie du sud et directeur du centre d’étude et de recherche internationale (CERI) de Sciences-Po, ce «discours nationaliste hindou va être revigoré alors que des élections ont lieu dans plusieurs États dans les prochains jours et que des élections générales seront organisées au plus tard dans six mois». [[Cf. L’entrevue avec le journal «Le Monde» de Christophe Jaffrelot, «On peut craindre des représailles de nationalistes hindous», [Le Monde->http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1060501], 28 novembre 2008]] Mais cette intolérance hindoue n’épargne pas non plus les Chrétiens de l’Inde (2,5%). Un tel sectarisme religieux à l’égard de la minorité musulmane par exemple ne pouvait être contenu par un geste symbolique de haute signification qu’était le choix en 2007 d’un musulman, Pratibha Patil, comme nouveau président de l’Union indienne. C’est pourquoi nous nous attendons à voir à l’avenir davantage de polarisation dans la société indienne.

En mettant comme jamais l’accent sur le thème sécuritaire, le BJP voudrait profiter du choc psychologique créé dans le pays par les attentats de Mombay pour ravir le pouvoir au Parti national du Congrès (ou Congrès, le parti de Ghandi et de Nehru). Mais pour ne pas achever de s’aliéner les musulmans indiens, ce dernier serait mieux inspiré de ne pas se lancer dans la surenchère avec son adversaire, même si cela pourrait lui coûter le pouvoir lors des prochaines élections générales. Il devrait au contraire tirer des leçons de la surenchère sécuritaire et populiste du Parti républicain américain, suite aux attentats de 2001, et de leurs retombées catastrophiques à l’élection présidentielle de novembre 2008.

{{II. LE TERRORISME INTERNATIONAL, LA SÉCURITÉ RÉGIONALE DU FLANC SUD DE L’ASIE CENTRALE ET DE L’ASIE DU SUD & LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE}}

Les attentats de Mombay posent notamment deux questions importantes pour la sécurité régionale du flanc sud de l’Asie centrale et de l’Asie du sud. La première est celle d’une «indigénisation» du terrorisme islamiste. La seconde, l’avenir des relations entre l’Inde et le Pakistan, avec comme toile de fond la nouvelle réorientation de la politique étrangère américaine voulue par le démocrate Barack Hussein Obama dans cette partie du monde.

{1. L’Inde, vers une «indigénisation» du terrorisme islamiste?}

Les attentats du mois de novembre à Mombay sont les derniers en date d’une série d’assauts échelonnés sur une longue période. Parions qu’ils ne seront pas les derniers. Comme il est de coutume dans le pays de l’Éléphant, pour toute sorte de raisons, le voisin pakistanais a souvent été pointé d’un doigt accusateur après chaque attentat islamiste. De tels assauts ont toujours été assimilés dans le discours public indien à des tentatives pakistanaises de déstabilisation de la plus grande démocratie du monde.

Une telle accusation récurrente est facilitée par une rivalité vieille de plus de soixante ans entre ces deux puissances nucléaires et frères-ennemis. Elle a présenté jusqu’à aujourd’hui l’avantage de détourner tout regard curieux de toute source indienne de telles dérives terroristes.

Dans une société où une forte minorité musulmane (14%) est l’objet, plus que tout autre groupe religieux minoritaire, de toute sorte de brimades, de discriminations et de xénophobie de la part de la majorité hindoue (80%), il n’est pas étonnant de voir apparaître, notamment parmi son groupe plus jeune, une certaine radicalisation qui pourrait, dans le futur, adopter un langage jihadiste pour «habiller» ses revendications sociales et politiques. D’ailleurs, plusieurs indices récoltés par certaines agences de sécurité et de renseignement vont déjà dans ce sens. Si une telle hypothèse se confirmait et que l’Inde ne faisait encore preuve ni de maturité politique et sociale suffisante ni d’ouverture ou de volonté d’intégration de ses musulmans, alors l’avenir des relations entre la minorité musulmane de l’Inde et sa majorité hindoue se détériorerait dramatiquement pour longtemps, avec toutes les conséquences que cela pourrait éventuellement engendrer au niveau de la stabilité sociale et de la sécurité nationale du pays.

Un BJP cynique et en quête effrénée du pouvoir n’hésitera pas à exploiter des sentiments islamophobes au sein des hindous pour renforcer ses chances électorales au détriment du Congrès (actuellement au pouvoir) plus ouvert aux minorités indiennes. À l’approche des élections générales de 2009, on pourra évidemment s’attendre à plus de surenchère xénophobe de la part du BJP et en face à des tentations populistes du côté du Congrès. Dans un tel contexte cynique, l’équivalent indien du PATRIOT Act américain pourrait être réintroduit de nouveau, [[À l’époque, des musulmans se faisaient arrêter de façon aveugle et s’étaient retrouvés privés de leurs droits civiques.]] en cas d’alternance à droite au pouvoir. Pour rappel, cette loi avait été introduite par les soins du BJP quand il dirigeait l’Union (1998-2004). Une fois revenu au pouvoir, le Congrès l’avait abrogé. Ajoutées à toutes les discriminations dont souffrent déjà les musulmans indiens, de telles dérives politiciennes pourraient rendre encore plus forte la colère des musulmans et faciliter ainsi l’entreprise d’«indigénisation» et de recrutement de jihadistes parmi la jeunesse musulmane de ce pays et alentour. D’ailleurs, l’Inde regorge déjà de nombreux mouvements insurrectionnels qui pourraient, à un moment donné, si ce n’est déjà entamé, faire bénéficier ces révoltés autochtones de leur expertise technique.

Les développements politiques d’une scène indienne sous forte tension suite aux attentats de Mombay auront certainement une influence non négligeable sur l’avenir des relations des deux voisins du sous-continent Indien. De la manière avec laquelle chacune de ces deux puissances se comportera vis-à-vis de l’autre dépendra la paix ou la guerre dans la région, l’avenir propre de chacune d’elles et même le succès ou l’échec de la nouvelle stratégie régionale des États-Unis.

{2. L’avenir des relations entre l’Inde et le Pakistan}

Les derniers attentats de Mombay ont relancé les craintes de nouvelles tensions régionales entre les deux puissances nucléaires du sous-continent Indien, avec leurs retombées sur la sécurité régionale, y compris celle d’un pays comme l’Afghanistan où l’État est failli. Comme pour tout développement dans ce trio IPA (Inde-Pakistan-Afghanistan), un nouvel axe d’instabilité, une telle issue interpelle également les États-Unis et la nouvelle stratégie de sécurité et de «lutte antiterroriste» prônée par le président désigné Barack Hussein Obama.

Au lendemain des attaques terroristes à Mombay, les tenants d’une ligne dure ont essayé, des deux côtés de la frontière internationale, d’imposer leurs points de vue à leurs gouvernements respectifs quant à la façon d’agir à l’encontre du voisin. Ainsi, l’agence de presse officielle de l’Inde, la Press Trust of India (PTI), a laissé entendre qu’une aile nationaliste robuste au sein du gouvernement trouvait que le pays devrait suspendre le dialogue et le processus de paix commencé en 2004 pour qu’Islamabad comprenne la gravité de la situation. [[Frédéric Bobin, «Le processus de paix indo-pakistanais menacé», [Le Monde->http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1060977], 1 décembre 2008]] Toujours à Delhi, le gouvernement du Congrès s’est trouvé face à de fortes pressions de la part du BJP pour aller dans ce sens. Plusieurs Indiens ont appelé leurs dirigeants à «déclarer la guerre» au voisin. Les éditorialistes de plusieurs journaux influents, dont le «Times of India», ont également ajouté leur voix à ce concert guerrier. C’est dire l’état de choc psychologique qui s’est emparé du pays.

Pour ne pas perdre le contrôle de son opinion publique, le gouvernement indien a protesté auprès d’Islamabad, à qui il a reproché d’avoir échoué à mettre un terme au terrorisme provenant de son territoire. Il l’a également sommé de lui livrer une vingtaine de suspects figurant déjà sur une liste remise au Pakistan fin 2001 après l’attaque du Parlement à Delhi. Ils sont également soupçonnés d’avoir mené des attentats simultanés en 2006 (11 juillet) dans plusieurs gares de trains à Mumbay. [[Cf. «L’Inde demande au Pakistan l’extradition de suspects», [Le Monde->http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2008/12/02/l-inde-fournit-au-pakistan-une-liste-de-suspects-dont-elle-demande-l-extradition_1125751_3216.html] (avec AFP & Reuters), 2 décembre 2008]] Si celles-ci ont fait près de 200 victimes, celle du Parlement a amené l’Inde à amasser 700 000 soldats au long de la frontière Nord avec un Pakistan qui a lui aussi regroupé des troupes pour y faire face. C’est dire combien ces deux pays étaient proches de l’affrontement, si ce n’était des pressions de Washington sur eux.

En tête de la liste indienne figurent les noms de Hafiz Muhammad Saeed (63 ans), le chef de la Lashkar-i-Toiba (l’armée des purs) (ou Lashkar-i-Tayyaba, Le-T), Masood Azhar, le leader de Jaish-e-Mohammad (Je-M, l’armée de Mohamed), et son chef militaire, Shah Nawaz Khan, ainsi que Mohammed Yusuf Shah, dirigeant du Hizb-ul-Moujahidin (Parti des moujahidin, Hu-M), groupe radical du Cachemire, et Mohammed Ibrahim Athar Alvi, un des pirates de l’air qui avaient détourné en 1999 un avion commercial indien à Kandahar pour faire libérer plusieurs jihadistes emprisonnés en Inde. Si le Hu-M avait déclaré, déjà en l’année 2000, un cessez-le-feu unilatéral, le Je-M (créé en 2000, puis interdit en 2002) a prôné le jihad. Il a recruté ses membres jusqu’au «Londonistan» parmi la communauté pakistanaise. [[Jacques Follorou, «Pour l’Inde, les commanditaires des attaques de Bombay sont au Pakistan», [Le Monde->http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2008/12/05/pour-l-inde-les-commanditaires-des-attaques-de-bombay-sont-au-pakistan_1127265_3216.html], 5 décembre 2008]] Ce qui, à coup sûr, fournira des raisons de regarder de plus près à l’espionnage britannique, et à des agences de renseignement d’autres pays européens.

En écho aux propos de Singh, le Premier ministre de l’Union, le porte-parole du Congrès est allé jusqu’à réclamer «une action sévère» contre le Pakistan. Celui-ci est accusé d’être devenu une base-arrière des jihadistes auxquels on a imputé, entre autres, les derniers attentats de Mombay. On a également pensé ici pour la circonstance à l’organisation Lashkar-e-Toiba Le-T, un groupe jihadiste pakistanais (clandestin depuis le 12 janvier 2002). [[La Le-T est interdite à la fois en Inde, en Grande-Bretagne (30 mars 2001), aux États-Unis (5 décembre 2001) et au Pakistan du général Pervez Mucharraf (12 janvier 2002). Mais les Nations unies ont longtemps traîné les pieds avant de suivre le mouvement (mai 2005). En revanche, son interdiction au Pakistan ne l’a pas empêché de continuer à avoir pignon sur rue, sous d’autres prête-noms.]]

Selon Husain Haqqani, la Le-T représente «le plus important mouvement jihadiste de tendance wahhabite», bénéficiant de fonds saoudiens et de la protection de l’ISI. [[Cf. Le rapport écrit par Husain Haqqani en 2005 quand il était chercheur invité à la [Carnegie endowment for international peace->http://www.carnegieendowment.org/files/Ideologies.pdf]]] Pour Jayshree Bajoria, la Le-T est le bras armé de la riche organisation islamiste «Markaz-ad-Dawa-wal-Irshad» (centre de prédication et de conseil, ou Jamaat-ud-Dawa (JuD)). Elle est née en Afghanistan avant d’élire domicile au Pakistan, pour lutter depuis 1993 contre la présence indienne au Jammu-et-Cachemire. Son objectif principal est le rattachement au Pakistan de cet État majoritairement musulman. Il y a d’ailleurs perpétré plusieurs attentats contre des militaires ou des civils hindous. [[Jayshree Bajoria, «[Profile: Lashkar-e-Taiba (Army of the Pure)->http://www.cfr.org]», 2 décembre 2008]]

Mais ce qui est encore plus inquiétant pour les États-Unis par exemple, c’est le fait relevé par la South Asia Terrorism Portal (SATP), une banque de données consacrée au terrorisme dans la région, selon lequel l’agenda de la Le-T va au-delà des frontières indiennes pour embrasser les contours de l’Oumma islamique. Toujours dans cette veine inquiétante, Haqqani a avancé dans son rapport de 2005 que la Le-T considère les États-Unis, Israël et l’Inde comme des «ennemis mortels pour l’islam». Une rhétorique exprimant, de notre point de vue, l’alliance de fait de ce mouvement avec Al-Qaïda et leur convergence de points de vue sur plusieurs sujets d’intérêt commun. Ils ont collaboré notamment en Afghanistan et au Pakistan. Cela dit, Al-Qaïda s’est toujours méfié des liens forts de ses «frères» Le-tis avec l’ISI. De plus, si le réseau d’Oussama Ben Laden combat pour que l’ensemble du monde musulman soit régi par la charia (loi islamique) dans un cadre califal islamique unifié, les fantassins du Le-T sont moins ambitieux puisque les frontières de leur État islamique rêvé se limitent aux frontières musulmanes de l’Asie du sud. Mais une telle ambition représente une menace notamment pour l’intégrité territoriale de l’Inde.

Au lendemain des attentats jihadistes de Mombay, l’option diplomatique de ce pays n’était pas la seule sur la table, pour faire gagner le Pakistan à son point de vue. L’Éléphant a également évoqué le recours à des moyens militaires pour lutter contre les groupes jihadistes se trouvant sur le sol pakistanais. Les modalités de son emploi pourraient passer soit par l’envoi de commandos d’élite dans la partie pakistanaise du Cachemire, pour effectuer des missions de contre-insurrection, soit effectuer des frappes aériennes ponctuelles contre les camps jihadistes (la nouvelle doctrine militaire indienne du «Cold Start»). Dans ces deux cas de figure, la souveraineté nationale pakistanaise serait violée, avec tous les risques que cela comporterait en terme de réchauffement des frontières indo-pakistanaises pour une cinquième fois de suite, sans oublier l’arrivée éventuelle, en renfort des «frères» pakistanais, de fantassins jihadistes des quatre coins du monde…

Quand le Pakistan continuait de consacrer une partie très importante de son PIB aux forces armées, au détriment de son développement social et économique et donc de sa prospérité future et durable (à titre d’exemple, la seule année 2006 a vu 3,2% du PIB consacrés à la défense contre 2,3% seulement pour l’éducation), son voisin indien, plus riche et de taille plus grande, pouvait se permettre de faire d’autres choix, [[Cf. Bertrand Badie & Sandrine Tolotti (sous la direction de), L’état du monde 2008. Annuaire économique et géopolitique mondial, (Paris/Montréal: La Découverte/Boréal, 2007), pp.377-379]] des choix qui lui ont permis de devenir la puissance économique que l’on sait déjà et de siéger au sein du «Groupe des 20» (G20) premières puissances économiques mondiales, ce qui est en soi une reconnaissance et une consécration de son poids dans l’économie mondiale et les affaires internationales. Si le système démocratique a permis au puissant Éléphant de jouir d’une longue période de stabilité politique, cadre propice à tout développement économique durable, la dictature pakistanaise, la fragilité sociologique du «pays des purs», les dissensions régionales internes, des choix économiques erronés et le fort décalage au niveau de la distribution des fruits de la richesse entre les différents groupes sociaux et régions n’ont pas permis de toute évidence à ce pays de tenir son rang face à l’Inde. Les guerres afghanes n’ont point arrangé les choses notamment d’un point de vue financier et politique.

Les affrontements militaires des années 1947-1948 (date de la partition sanglante de l’empire britannique des Indes), 1965, 1971 et 1999 n’ont pas été à l’avantage des maîtres du Pakistan. Ces défaites ont contribué jusqu’à un certain point au renforcement de l’emprise de l’institution militaire sur l’État et la société et ont facilité à la fois l’alliance avec les mouvements islamistes, l’accélération du programme nucléaire militaire et la poursuite de l’objectif d’utilisation de l’Afghanistan comme profondeur stratégique du Pakistan, inaugurant ainsi une longue période d’ingérence dans les affaires intérieures afghanes et d’instabilité dans l’ensemble de la région.

Dans un tel contexte, Delhi qui voulait éviter les inconnus d’une escalade rhétorique dangereuse avec son voisin, a finalement fait cette fois preuve de retenu à deux titres. Elle a d’abord imputé les attentats de Mombay à des «éléments» terroristes au Pakistan et non à ce pays, et donc a disculpé le gouvernement d’Assef Ali Zardari. Elle a ensuite déclaré ne pas vouloir lui déclarer la guerre. [[Cf. «No military action against Pakistan: India», [Times of India->http://timesofindia.indiatimes.com/No_military_action_against_Pakistan_India/articleshow/3783853.cms], 2 décembre 2008]] Par rapport aux pratiques du passé, cette nouvelle attitude présente donc une nouveauté et c’est un pas important vers la désescalade.

En revanche, la scène publique indienne demeurait en ébullition. Et si un autre attentat devait se produire à brève échéance, une telle attitude d’ouverture pourrait faire place au raidissement, avec comme conséquence la défaite électorale du Congrès lors des prochaines consultations générales.

Suite à l’assaut de Mombay, la partie pakistanaise comportait deux sensibilités à la faveur des réactions indiennes. La première est celle du camp des «colombes» . La seconde, celle des «faucons». Dans celle-ci se sont retrouvés pour l’occasion les partis de l’opposition [[Cf. L’éditorial: «Post-Mumbai bilateral tension», [Daily Times->http://www.dailytimes.com.pk/default.asp?page=2008%5C12%5C01%5Cstory_1-12-2008_pg3_1], 1 décembre 2008]] et une partie de l’establishment militaire au moins. La posture nationaliste de l’opposition n’est pas exempte de calculs politiciens.

Le «camp» des «colombes» est celui notamment du parti au pouvoir, le Parti du Peuple du Pakistan (PPP), la formation historique du clan féodal des Bhutto. Ce «camp» pragmatique est très conscient des faiblesses structurelles du pays. [[Pour rappel de quelques-unes de ces vulnérabilités sociologiques du Pakistan, voir Bertrand Badie: «Avec la guerre en Afghanistan, il existe un risque d’effondrement indo-pakistanais», dans un chat modéré par Gaïdz Minassian pour le compte du journal Le Monde. Cf. [Le Monde->http://www.lemonde.fr/web/chat/0,46-0@2-3216,55-1096106@51-1049814,0.html], 23 septembre 2008]] Il a misé sur l’amélioration notamment des relations diplomatiques avec le puissant voisin indien pour renforcer sa position domestique, desserrer un peu plus l’étreinte des prétoriens sur le pays et ainsi réduire leur budget pour investir l’argent économisé (tout comme une partie importante de l’aide économique internationale) dans des programmes de développement économique et social.

C’est pourquoi Asif Ali Zardari, nouveau président de la république (depuis septembre 2008) et veuf de l’ancienne chef du PPP Benazir Bhutto (assassinée le 27 décembre 2007 à Rawalpindi dans un attentat suicide, moins de trois mois seulement après son retour d’exil pour mener sa campagne électorale), a depuis le début de la crise essayé de désamorcer la tension. Pour ce faire, il a notamment offert la pleine coopération de son pays avec Delhi dans l’enquête qui devait s’ouvrir, avant de s’engager finalement, le 4 décembre, à «agir fermement» contre les suspects réfugiés sur son territoire en les traquant, arrêtant, jugeant et punissant le cas échéant. Pour lui, les deux pays devraient faire cause commune contre un ennemi commun: le jihadisme. [[Cf. L’entrevue avec le président pakistanais Zardari parue dans Financial Times, 30 novembre 2008]] D’où l’arrestation des responsables du Le-T, dont son chef des opérations, Zaki ur-Rehman Lakhvi, et des cadres de sa branche politique, la Jamaat-ul-Dawa (Ju-D). Si le chef de cette dernière, Hafiz Muhammad Saeed, est placé en résidence surveillée en décembre, à Lahore, cette structure politique sera interdite dans l’ensemble du pays. Pour ne pas demeurer en reste, le Conseil de sécurité de l’ONU a mis Saeed et son Ju-D dans la liste des personnes et des organisations soutenant le terrorisme.

Pour gagner les grâces du pouvoir civil à Delhi, Zardari a également tenté de dédouaner le pouvoir civil dont il est l’incarnation, et ce en n’excluant pas d’éventuelles manipulations de la part du renseignement militaire. Rejoignant en cela en partie l’interprétation par Delhi des événements, comme analysé ci-dessus. Pour rappel, ce régime civil pakistanais s’est installé au pouvoir dans des conditions politiques et de sécurité très difficiles et après un règne autocratique exercé durant neuf ans par le général putschiste et président Pervez Mucharraf (1999-2008).

Dans le contexte post-11 septembre 2001, les Américains s’étaient obstinés à soutenir cet allié stratégique dans la lutte contre Al-Qaïda avant de finir par le «lâcher», une fois devenu encombrant, suite à une forte pression de la société civile (dont les avocats, les militants des droits humains…) [[Cf. «Lawyers against the general», The Economist, 10 novembre 2007, pp. 31-34.]] qui s’était mobilisée comme jamais dans un camp de changement actif dans l’ensemble du pays afin d’hâter son départ, en particulier après le limogeage, le 9 mars 2007, d’Iftikhar Chaudhry, le populaire président de la Cour suprême, par Moucharraf, pour motif officiel d’abus de pouvoir! Celui-ci reprochait en fait au juge sa trop indépendance d’esprit, au moment où le général président s’apprêtait à se présenter aux élections prévues en décembre 2007. Le juge avait de surcroît manifesté son opposition au cumul des fonctions de président et de chef d’état-major par Mucharraf. Paradoxalement, l’assassinat durant la campagne électorale du leader charismatique de l’opposition, Benazir Bhutto, avait «facilité» l’alliance pour un moment entre les principales forces de l’opposition non-religieuse, menant à terme au départ forcé de Mucharraf de la présidence de la république et à son remplacement par Ali Zardari (PPP).

Toujours dans le «camp» des «colombes», le Premier ministre Youssouf Raza Gilani (PPP), tout en démentant que son pays soit mêlé ou lié aux attentats de Mombay, s’est lui-aussi dit dans un premier temps prêt à collaborer avec les Indiens à l’enquête sur ces attentats. D’ailleurs, le chef des Services de renseignement militaires pakistanais (Inter-Services Intelligence: ISI), devait se rendre à cet effet à Delhi. Mais en raison de l’opposition de l’armée et de partis de l’opposition, on s’est résout à envoyer à sa place un responsable de l’ISI de rang moins élevé. C’est dire la délicatesse des relations entre ces deux pays.

Mais cette institution militaire (ISI) est fortement soupçonnée notamment à Delhi de «parrainer» la Le-T et de l’utiliser comme un des instruments de sa «diplomatie du chaos» dans la région. Avec comme objectif notamment de miner le moral de l’Inde et d’obtenir d’elle des concessions sur le Jammu-et-Cachemire, un territoire indien que le Pakistan revendique depuis 1947.

Suite aux menaces de représailles de la part du Premier ministre indien Singh «contre les pays voisins» (c’est-à-dire le Pakistan) «s’ils continuaient (disait-il) d’abriter les groupes qui s’attaqueraient» à son pays, le Pakistanais Gilani s’est ensuite dit prêt à «châtier au pays tout groupe coupable des attentats si l’Inde en apportait des preuves» directes en ce sens. Des engagements réitérés par le nouvel ambassadeur pakistanais à Washington, Husain Haqqani, lors de ses récentes rencontres avec de grands médias américains, dont la «Public Broadcasting Society» (PBS), durant les dix premiers jours suivant les attentats. [[Cf. Les entrevues de Husain Haqqani accordées notamment à l’influent Charlie Rose, animateur et producteur de l’émission du même nom, et aux journalistes de l’émission phare d’information du même réseau national, la [Jim Lehrer->http://www.pbs.com]. Elles sont hébergées dans le site Internet de ce réseau public.]] Les dernières déclarations de cet influent diplomate (politologue dans une autre vie), notamment le 4 décembre, sont dans une certaine mesure «historiques». Elles marquent un tournant au niveau des relations entre le Pakistan et les jihadistes établis sur son territoire. Dorénavant, Islamabad «jugerait les actions de ces groupes et non leurs motivations déclarées», avait répété le diplomate. Pour ce porte-parole du pouvoir civil désigné depuis peu à Washington, Islamabad ne tolérera plus la présence sur son sol de tout groupe menant à partir du Pakistan des activités terroristes contre l’Inde ou quelque autre pays.

Si de tels engagements politiques au plus haut sommet du pouvoir civil sont de la «musique» à l’oreille des pragmatiques de Delhi, tel n’est pas le cas chez les idéologues de l’autre côté de la frontière. D’ailleurs, l’aile nationaliste robuste, présente surtout à l’ISI et donc dans l’institution militaire, était indisposée par ces déclarations conciliantes de la part du pouvoir civil. Pour elle, les civils ont cédé facilement aux exigences de l’Inde.

Ce changement de la perspective pakistanaise n’était pas non plus de nature à enchanter un ensemble de groupes locaux et étrangers, des acteurs politiques, sociaux, militaires ou idéologiques communiant dans l’hostilité à l’Inde, pour notamment le contentieux du Jammu-et-Cachemire. Cet abcès de fixation a permis jusqu’à aujourd’hui, côté pakistanais, le maintien d’une alliance entre différents groupes sociaux locaux contre la présence indienne au Cachemire. Ces mouvements ont bénéficié, au nom d’une solidarité idéologique, de l’apport d’éléments étrangers originaires du Moyen-Orient, de l’Asie centrale et même de l’Asie du sud-est. Ce qui montre l’étendue de la géopolitique jihadiste.

C’est pourquoi le réalignement de la «politique indienne» d’Islamabad ne manquera pas de faire réagir les islamistes et les jihadistes établis au Pakistan. C’est pourquoi aussi il ne serait pas étonnant de voir dans ce pays la multiplication d’attentats terroristes dans le proche avenir pour faire payer au pouvoir civil la rupture du contrat «conclu» avec eux dans le passé.

L’«épisode Mombay» jettera inévitablement de l’ombre également sur les relations civilo-militaires au Pakistan. Toute escalade indienne, pour considérations de calendrier électoral ou de politique domestique, affaiblirait le pouvoir civil à Islamabad au profit du pouvoir militaire. Celui-ci disposant d’une large autonomie par rapport au pouvoir civil, n’a pas apprécié les changements politiques intervenus depuis les dernières élections générales. D’ailleurs, les rapports entre les deux institutions se sont détériorées. À défaut de pouvoir fomenter, comme dans le passé, un coup d’État, pour crainte de rétorsions américaines, les prétoriens pourraient dans ce nouveau contexte être tentés au moins de mettre des battons dans la roue civile. Ainsi, si, comme l’a rapporté le journaliste Frédéric Bobin, [[Cf. Frédéric Bobin, «La démocratie pakistanaise tente de réduire l’emprise de ses services secrets militaires», [Le Monde->http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1060766], 25 novembre 2008]] le gouvernement pakistanais a finalement interdit, fin novembre, à l’ISI de «s’ingérer dans les affaires intérieures du pays pour mieux se consacrer à la menace terroriste et aux périls extérieurs», ce fait même est en réalité un moindre mal pour l’état-major des forces armées et son nouveau chef, le général Ashfaq Kayani, homme de confiance des Américains et successeur de Mucharraf. C’est également un geste destiné à rassurer une Washington inquiète des «liaisons dangereuses» entre l’ISI et plusieurs groupes jihadistes.

En attendant de mettre la puissante agence militaire de renseignement, comme envisagée à l’origine, sous la coupe réelle d’un ministère de l’Intérieur dirigé par un civil, l’interdiction de sa “branche politique” ne sera pas suffisante pour la dépolitiser et l’empêcher réellement de continuer à s’intéresser à la politique domestique du pays. Et même la nouvelle mission assignée pour elle pourrait y concourir d’une certaine façon. Cela dit, reconnaissons quand même que cette réforme des services d’espionnage militaires pakistanais devrait contribuer à la consolidation du nouveau pouvoir civil.

Pour mettre la pression sur le voisin, une partie des militaires pakistanais a appelé le gouvernement civil à se préparer à faire face à toute agression indienne. Pour ce faire, ils ont proposé le déplacement de 100 000 soldats du long de la frontière occidentale avec l’Afghanistan vers la frontière orientale avec l’Éléphant. Les termes de cette proposition sont repris notamment par l’islamiste Qazi Hussain Ahmad. À en croire ce dirigeant de la puissante Jama’at-e-Islami (Mouvement islamique), un tel redéploiement des troupes amènerait les éléments jihadistes traqués par l’armée pakistanaise à retourner leurs armes contre les forces indiennes. [[Cf. L’édito: «Post-Mumbai bilateral tension», [Daily Times->http://www.dailytimes.com.pk/default.asp?page=2008%5C12%5C01%5Cstory_1-12-2008_pg3_1], 1er décembre 2008]] C’est dire la convergence de vues entre au moins une partie de l’armée et les islamistes dans ce pays.

Si une telle option était privilégiée, alors les objectifs des assaillants de Mombay seraient atteints. Soulignons à cet effet qu’en dehors de vouloir faire le maximum de victimes civiles et parmi les forces de sécurité indiennes pour attirer le regard international sur la situation difficile des musulmans en Inde, les «architectes» de ces attentats poursuivaient en priorité des objectifs politiques liés d’abord à la vie politique domestique de l’Inde, du Pakistan et de l’Afghanistan (IPA), ensuite aux relations entre, d’une part, Islamabad et Delhi, et Islamabad et Kaboul d’autre part, et enfin à la nouvelle stratégie régionale de Barack Hussein Obama.

En cherchant à pousser Delhi à déclarer la guerre à son voisin, les «architectes» des attentats voulaient en fait forcer Islamabad à redéployer les 100 000 soldats présents dans les zones tribales du Nord et du Sud-Waziristan vers la frontière sud avec l’Inde. [[Cf. «India and Pakistan and the aftermath of Mumbai», [International herald tribune->http://www.iht.com/articles/2008/11/30/opinion/edmumbai.php], 30 Novembre 2008]] Ce faisant, les jihadistes, dont des combattants d’Al-Qaïda et des taliban du mollah Omar (de son nom Omar Abdurrahman Ajondzada) ayant trouvé refuge dans ces zones après la chute de l’«émirat islamique» taliban en novembre 2001, verraient la puissance de feu pakistanais s’éloigner d’eux pour se retourner contre le front indien.

Étant consciente de ces risques, Washington a appelé Islamabad à une coopération «totale» avec l’Inde, avant de dépêcher sa secrétaire d’État, dans les deux pays pour exprimer ses inquiétudes et son grand intérêt à une issue pacifique de cette nouvelle tension. Pour Condoleezza Rice, la coopération d’Islamabad devrait impliquer toutes les institutions pakistanaises, incluant l’ISI. Elle a également demandé à Islamabad de transférer tous les présumés responsables des attentats à Delhi pour être jugés. Cette pression «amicale» sur le pouvoir civil PPP devait rassurer Delhi. Elle a permis l’arrestation, le 8 décembre, de quinze membres de Jamaat-ul-Dawa (Ju-D), [[Si Islamabad surveille les activités de cette fondation caritative, Washington la considère comme une organisation terroriste.]] une vitrine caritative de la Le-T. Son siège est situé à Muzaffarabad, la capitale de la partie pakistanaise du Cachemire. Quelques jours plus tard, la Ju-D est interdite par Islamabad et son chef Saeed est placé en résidence surveillée pour «activités terroristes» présumées, comme mentionné ci-dessus. Des mesures bienvenues à Washington et de nature à calmer l’impatience indienne.

En raison d’un rapport inégal de forces au profit de l’Inde, un nouvel affrontement armé entre ces deux voisins (sans usage de l’arme atomique) serait à court terme catastrophique surtout pour le Pakistan. Cependant, en raison de cette inégalité même, Islamabad pourrait être tentée d’agiter l’arme nucléaire pour limiter les effets de sa faiblesse. Ce conflit donnerait un coup d’arrêt brutal à la nouvelle expérience démocratique avec comme conséquence la chute inévitable du gouvernement civil élu démocratiquement en hiver 2008. Dans le contexte du chaos qui s’en suivrait, la boîte de Pandore pakistanaise serait ouverte… Et l’armée verrait son pouvoir renforcer plus que jamais sur le pays. Côté indien, les investissements extérieurs directs (IDE) pourraient baisser sensiblement, ou carrément être rapatriés pour un moment sous des cieux moins troublés. Ce qui porterait un coup dur à la prospérité soutenue de l’Éléphant. D’où l’intérêt des deux pays à calmer le jeu.

En voyant ainsi, dans le cas de ce scénario, mises entre parenthèses les opérations militaires pakistanaises menées dans les zones autonomes du Waziristan au nom de la «lutte contre le terrorisme», les insurgés verraient leur marge de manœuvre s’élargir et mettraient à profit cette «fenêtre d’opportunité» pour se refaire des forces et augmenter leur pression sur Kaboul et sur les forces de l’OTAN présentes en Afghanistan (70 000 soldats de la Force internationale d’assistance et de sécurité, FIAS). N’oublions pas que leur objectif ultime pour l’Afghanistan est à la fois de voir les forces de l’alliance atlantique chassées du pays, et de provoquer la chute du gouvernement pro-américain de Hamid Karzaï. Une catastrophe stratégique pour l’alliance occidentale et un revers pour les Nations unies, dans un tel contexte. D’où le déploiement urgent d’une pression américaine sur les alliés indien et pakistanais pour leur faire éviter les sentiers de la confrontation. Pour gagner la partie pakistanaise, un règlement du contentieux du Jammu-et-Cachemire sera inévitable. Mais, en échange, l’Inde sera en droit de demander à Washington des garanties et des «compensations» satisfaisantes.

{3. La stratégie américaine de Barack Obama dans le trio d’instabilité de l’IPA (Inde-Pakistan-Afghanistan)}

L’élection de Barack Hussein Obama le 4 novembre 2008 comme 44eme président des États-Unis est en soi un aveu d’échec de la stratégie de l’administration sortante de George W. Bush dans le Grand Moyen-Orient (GMO) en matière de sécurité nationale. Avec le nouvel élu, l’axe de la violence et donc de la «guerre contre le terrorisme» menée ici par les Américains depuis le printemps 2003 se déplace de l’Irak et donc du cœur du monde arabe au flanc sud de l’Asie centrale et à l’Asie du sud. C’est là, pense le nouveau locataire de la Maison-Blanche, que se trouve réunis la plupart des dangers menaçant la sécurité nationale des États-Unis (terrorisme international, prolifération nucléaire, États faillis, criminalité transnationale).

A. La question du Cachemire, Islamabad et les jihadistes

Fortes d’une expérience de quatre conflits, les forces armées pakistanaises sont conscientes que le voisin indien l’emporterait si un nouveau conflit classique devait éclater entre les deux frères-ennemis, en raison d’un rapport de forces encore défavorable. Mais à cause du blocage dans le dossier du Jammu-et-Cachemire, la partie du Cachemire contrôlée par Delhi et revendiquée par Islamabad comme partie intégrante de son territoire, cette question, devenue un abcès de fixation de leur relations bilatérales, a permis le déploiement de la «diplomatie du chaos» des militaires dans la région. Si la récupération de cette région serait en quelque sorte, pour le «pays des purs», conforme au caractère idéologique de cette création artificielle (son père fondateur, Jenah, ne l’a-t-il pas créé pour regrouper les musulmans de l’Union dans un même cadre politique?), le rattachement de ce territoire à l’Union indienne est de son point de vue une illustration de son multiculturalisme et de sa multi-ethnicité. De plus, laisser partir cet État ne sonnerait-il pas l’heure du glas de l’Union?

Mais en attendant, le pouvoir militaire pakistanais a privilégié l’option d’une guerre de basse intensité dans cette région, par jihadistes cachemiris (dont la Lashkar-e-Toiba, la Le-T) et autres insurgés interposés. C’est dans ce contexte que se situent les différents attentats d’islamistes cachemiris contre les symboles de la présence indienne dans cette région contestée. En portant le feu à l’intérieur même de l’Inde et en s’attaquant à plusieurs reprises à des symboles politiques et économiques de la plus haute importance symbolique pour l’Union (dont Mombay en novembre dernier), les jihadistes ont de leur part montré leurs capacités opérationnelles, au grand dam des forces de sécurité et des militaires indiens.

Obnubilés par le «syndrome de la forteresse assiégée» par (le puissant et traditionnel ennemi indien), Islamabad a agi pour le contrer et protéger des intérêts stratégiques tenus pour vitaux, en se servant de différents pions. À cause de cette méfiance, il ne faudrait pas s’étonner de la perception pakistanaise de l’influence grandissante de Delhi dans l’Afghanistan ante et post-taliban comme une menace de l’intérêt national dans ce pays considéré depuis l’invasion soviétique comme profondeur stratégique. Un autre théâtre de déploiement de cette rivalité, comme nous l’avons analysé ci-dessus, n’est nul autre que le Jammu-et-Cachemire. Mais en se servant de jihadistes cachemiris et non-cachemiris dans sa guerre de «basse intensité» avec son voisin, le «pays des purs» se trouve pris dans une dynamique qui pourrait à terme lui échapper. Aussi longtemps que ce conflit durera, la paix et la sécurité dans le flanc sud de l’Asie centrale et de l’ensemble de l’Asie du sud seront compromises.

L’alliance de fait des militaires avec les islamistes radicaux a contribué à renforcer leur poids politique au détriment notamment des forces non-religieuses. Ceux-là ont alimenté l’instabilité du pays, en s’attaquant notamment à la minorité chiite. Même des forces de sécurité n’ont pas échappé à leur coup de feu. Cette puissance idéologique pourrait à terme saper les fondements mêmes du pays. Sans oublier des relations indo-pakistanaises demeurant froides.

En revanche, le pouvoir civil PPP perçoit dorénavant les islamistes comme une menace pour la stabilité et la sécurité nationale du Pakistan. Une évolution déjà constatée chez Benazir Bhutto pendant son dernier exil émirati. Les jihadistes pakistanais ou étrangers établis notamment dans les zones tribales du Nord-Est ne voient pas d’un bon œil le nouveau gouvernement démocratique d’Islamabad et son alliance avec les États-Unis. Ils tâcheront de le déstabiliser chaque fois que l’occasion leur sera donnée. D’ailleurs, le symbole par excellence du nouveau pouvoir civil, c’est-à-dire Benazir, est tombé sous le coup d’une de leurs opérations-suicides, en décembre 2007 à Rawalpindi, le centre même des fameux ISI. Ils sont toutefois conscients que tôt ou tard, le pouvoir militaire de ce pays sera amené à réviser sa «stratégie» indienne pour leur grand malheur. N’oublions pas que l’establishment militaire pakistanais est conscient du fait que toute assistance américaine à la modernisation nécessaire de ses forces aura un prix politique à payer.

B. La nouvelle stratégie américaine dans l’IPA

Durant la campagne présidentielle de 2008, Barack Obama n’a cessé de critiquer la politique étrangère menée, après les attentats du 11 septembre 2001, par le locataire de la Maison Blanche. À ses yeux, George W. Bush s’est trempé de stratégie de «lutte contre le terrorisme». Au lieu de faire la guerre à l’Irak de Saddam Hussein en 2003 et de renverser son régime (une distraction), le président aurait été mieux avisé de concentrer ses efforts sur la lutte contre Al-Qaïda en Afghanistan et au Pakistan. [[Dans un nouveau contexte marqué par la victoire démocrate aux élections de mi-mandat de 2006, l’administration Bush a marqué le coup en envoyant en Afghanistan l’ingénieux général David Petraeus, après avoir été nommé à la tête du Commandement central (Centcom). Cette décision sonne après coup comme un aveu de la justesse de la vision de Barack Obama.]]

Fort de cette conviction, il a promis de retirer de façon responsable une grande partie des troupes stationnées en Irak (économisant 10 milliards de dollars par mois) pour les envoyer en Afghanistan renforcer la présence américaine dans ce pays. [[Barack Obama, «Renewing American leadership», Foreign Affairs, Volume 86, No. 4, Juillet-Août 2007, pp. 2-16.]] Ils auront six tâches:

1) desserrer l’étau des insurgés taliban autour de Kaboul,

2) rétablir la sécurité des voies de communication,

3) éliminer les responsables d’Al-Qaïda et des taliban du mollah Omar et détruire leurs bases dans les zones tribales du Nord-Est du Pakistan,

4) sécuriser la frontière avec le Pakistan;

5) poursuivre la formation de l’armée afghane,

6) permettre la tenue des élections.

Obama s’est également dit prêt à attaquer les camps des insurgés jihadistes tapis dans les zones tribales autonomes du Pakistan, si Islamabad ne pouvait ou ne voulait agir contre eux. [[Depuis le mois de septembre 2008, les forces américaines ont multiplié les raids au Pakistan. Au grand dam du pouvoir civil de Zardari. En violant délibérément l’espace aérien de ce pays et en causant de nombreuses victimes parmi sa population civile, les Américains alimentent l’anti-américanisme de ce peuple et minent en fin de compte leur propre «guerre contre le terrorisme».]]

Le candidat Obama s’est également montré très critique de la bienveillance de l’administration Bush à l’égard de l’ancien président pakistanais, le général putschiste Pervez Mucharraf, au lendemain des attentats de 2001. [[Cf. «Leading article: India and Pakistan have a common extremist enemy», [The Independent->http://www.independent.co.uk/opinion/leading-articles/leading-article-india-and-pakistan-have-a-common-extremist-enemy-1042748.html], 1er décembre 2008]] Avec comme «compensation» une aide américaine de plus de dix milliards de dollars alloués depuis septembre 2001 à son régime. Alors que les États-Unis étaient officiellement engagés dans une longue «guerre» contre l’islamisme radical (!?), aux dires de George W. Bush et des civils néoconservateurs du Pentagone, les voilà en train d’appuyer dans cette même «guerre antiterroriste» un régime militaire qui s’appuyait notamment sur une partie de ces mêmes islamistes pour garder jalousement le pouvoir. Dans le contexte d’une telle alliance, il n’était pas possible de «purger» les services de renseignement d’Islamabad d’agents soupçonnés de sympathies islamistes. Le démocrate reprochait également à l’homme fort d’Islamabad d’alors d’utiliser les fonds américains pour renforcer les capacités militaires pakistanaises contre l’Inde et non pour développer le pays et lutter contre les jihadistes dans les zones tribales. D’où son souhait, un fois président, d’imposer des «conditions» à cette aide publique, dont l’efficacité de la «lutte contre le terrorisme». [[Barack Obama, «Renewing American leadership», Foreign Affairs, Volume 86, No. 4, Juillet-Août 2007, pp. 2-16.]]

Même si le dirigeant démocrate est convaincu que l’Afghanistan n’est pas pour le moment perdu aux mains des jihadistes, il a estimé que le moyen à même d’éviter une telle issue catastrophique pour son pays consisterait en un changement de cap. C’est pourquoi il a promis, une fois à la Maison-Blanche, de réorienter la politique étrangère américaine dans cette région. Il s’agirait d’une stratégie globale qui se servirait à la fois de la diplomatie, des forces armées et d’une aide économique substantielle, [[Barack Obama, «Renewing American leadership», Foreign Affairs, Volume 86, No. 4, Juillet-Août 2007, pp. 2-16.]] un Wise power en quelque sorte, pour mener et remporter, pense-t-il, la «guerre contre le terrorisme».

Conscient des limites financières et militaires américaines, Obama aimerait voir les alliés européens de l’OTAN augmenter le nombre de leurs soldats présents en Afghanistan et renforcer leur engagement, ainsi que leur contribution financière aux efforts de reconstruction de ce pays ravagé par plusieurs décennies de guerre.

Aussi, Barack H. Obama voudrait encourager Islamabad à changer de perception des menaces pour sa sécurité nationale. Au lieu de continuer à se méfier du voisin indien (stratégie élaborée au début des années 1970 par les militaires), il voudrait que le Pakistan rompe son alliance de facto avec les islamistes et concentre ses opérations militaires contre les insurgés d’Al-Qaïda et des taliban du mollah Omar réfugiés dans les zones tribales de la frontière afghano-pakistanaise, devenues des sanctuaires pour les jihadistes du Pakistan et d’ailleurs. Des régions dotées d’une large autonomie par le régime militaire de Mucharraf en échange notamment de la garantie de sécurité fournie par les chefs des tribus de la zone aux troupes.

Pour gagner Islamabad à sa politique étrangère dans la région, Barack Obama n’a pas hésité à faire part de sa volonté d’apporter des «carottes». Il a mis dans la balance la fourniture continue du programme d’aide économique et militaire et la contribution au règlement du contentieux du Cachemire, et ce en poussant l’Inde à entamer des négociations sérieuses dans ce sens.

Même si ces «carottes» sont de grande valeur pour un pays placé sous la coupe d’institutions financières internationales, tel le FMI, pour difficultés économiques, d’autres gestes se révéleront tout aussi décisifs pour gagner la bienveillance de ce pays et sa contribution à toute réussite de la stratégie américaine de stabilisation régionale. Ils concernent à un niveau inégal trois pays.

D’abord, les États-Unis. Tout en contribuant significativement à la modernisation des forces armées, à la démocratisation et au développement du Pakistan, Washington devrait également le convaincre que le renforcement des liens américains avec Delhi ne se fera pas à son détriment. C’est essentiel au moment où elle voudrait contrebalancer dans la région l’influence montante de la Chine par l’apport indien. Un tel changement de perception est crucial pour que le pouvoir militaire à Islamabad révise sa politique «afghane» et «indienne», brisant ultimement l’alliance avec les taliban.

Ensuite, l’Inde. À cause du «péché originel» de la partition et des conflits armés qui ont suivi entre les deux frères-ennemis, le voisin du Nord-Ouest proche reste très méfiant à l’égard des intentions régionales de la puissance indienne. Il craint que les démarches de l’Éléphant en direction de l’Afghanistan, [[Comme l’a indiqué Jaychree Bajoria, «l’Inde a offert depuis 2001 une aide de 750 millions de dollars pour la reconstruction de l’Afghanistan. Cela faisant d’elle le plus important donateur dans la région à l’Afghanistan. En août 2008, Elle a rajouté une enveloppe de 450 millions de dollars». Cf. [Jaychree Bajoria->http://www.cfr.org], «India-Afghanistan Relations», 23 octobre 2008.]] de l’Iran et de l’Asie centrale [[À titre d’exemple, l’Inde s’est dotée d’une base aérienne à Farkhor (Tadjikistan). C’est la première base militaire aérienne de l’Inde à l’étranger. Elle est destinée au transport des hommes et du matériel vers et à partir de l’Afghanistan. Elle a comme vocation de contribuer à la protection des intérêts énergétiques du pays dans la région.]] soient destinées à l’encercler et donc à l’affaiblir. Il craint également que Delhi encourage des mouvements séparatistes (déjà à l’œuvre) à porter atteinte à son intégrité territoriale. D’où l’importance de le rassurer. Une telle démarche est également dans l’intérêt de l’Inde.

Pour y arriver, elle devrait également trouver une nouvelle approche de relations régionales à même de surmonter la rivalité traditionnelle avec son voisin. D’où l’importance d’apporter une offre à trois volets: diplomatique, militaire et économique. Au niveau diplomatique, Delhi devrait d’abord reconnaître les intérêts du voisin pakistanais en Afghanistan et le rassurer quant aux visées de sa politique afghane et régionale plus largement, ensuite, s’engager, dans le contexte tendu actuel, à approfondir ses relations diplomatiques avec lui, et enfin, montrer un intérêt réel pour l’ouverture de négociations sérieuses à propos de l’avenir du Jammu-et-Cachemir. Au niveau militaire, Delhi devrait cesser de menacer son voisin du Nord-Ouest d’intervenir dans son territoire pour notamment traquer les jihadistes impliqués dans des attentats sur son sol. Enfin au niveau économique, penser l’Asie du sud en termes de géo-économie partagée devrait permettre à l’Inde de développer des liens commerciaux forts avec le Pakistan. Grâce par exemple à des initiatives comme l’accord sur le libre-échange en Asie du sud (SAFTA), mis en place en 2006, l’Inde pourrait, comme l’a indiqué l’économiste Racine, renforcer ses liens économiques avec son voisin dans le cadre d’un marché commun envisagé déjà pour l’année 2012. [[Jean-Luc Racine, «L’Inde et sa région. Un leader en quête de vision», in B. Badie & S. Tolotti (2007), op. cit., p. 123.]]

Cet ensemble de mesures indiennes est important pour vaincre les craintes et réticences du «pays des purs» et pour la stabilité future de l’Inde elle-même ainsi que pour son intérêt national en Asie du sud et en Asie centrale. De telles mesures pourraient donner, pour la première fois dans l’histoire des relations indo-pakistanaises, confiance à Islamabad dans la bonne volonté de Delhi, première étape sur le chemin de la consolidation de la paix dans la région. L’exploitation éventuelle par l’Inde de ces outils de soft power se révélera moins coûteuse que toute aventure utilisant le potentiel de son hard power.

Enfin, l’Afghanistan. Tout le monde se rappelle les forfaits du mouvement puritain des talibans du mollah Omar contre les femmes qui ne se soumettaient pas à l’ordre misogyne de l’«émirat islamique». Tout comme la destruction des bouddhas géants de Bâmyân, un joyau du patrimoine de l’humanité, fin 2000. Des gestes qui sonnaient comme un défi à l’ordre international en place. Puis, il y a eu les attentats hyper-médiatisés du mardi 11-septembre 2001 contre les tours jumelles du World Trade Center à New York et contre une aile du Pentagone à Washington. Tout en offrant une occasion inespérée à George W. Bush d’effacer son «pêché originel» d’une élection, disait-on, «volée» (2000) et de trouver finalement une mission de politique étrangère, ces attaques jihadistes ont scellé le sort du régime islamiste et du «Quartier général» de ses alliés d’Al-Qaïda. Pour panser les blessures ouvertes, l’heure était à l’ivresse de puissance dans les milieux néo-conservateurs.

Sept années se sont écoulées depuis la chute du régime taliban (13 novembre 2001) et le déploiement d’importantes troupes de la Force internationale d’aide et de sécurité (FIAS). Cette force multinationale opère, depuis 2001, sous mandat onusien et, depuis 2003, sous l’égide de l’OTAN. Quatre ans sont passés depuis l’organisation de la toute première élection présidentielle de l’histoire afghane (9 octobre 2004).

C’est le pessimisme qui s’installe depuis quelque temps dans le pays après une période d’euphorie successive à la chute de Kaboul aux mains de la coalition internationale. Plusieurs facteurs expliquent ce changement d’humeur afghane. Les uns dépendant de l’action (ou inaction) du gouvernement de Kaboul. D’autres dépassant son rayon d’action. Avec comme conséquence un retour en force des ennemis d’hier, ceux-là même dont s’était servi le voisin pakistanais pour renforcer sa «profondeur stratégique» face à l’Inde et qu’on croyait, hâtivement, dans les cénacles néocons «balayés» pour toujours.

Le «régime» Karzaï ne s’est pas montré à la hauteur des espoirs du peuple afghan. Il a laissé prospérer une économie de la drogue avec des ramifications internationales. Cette narco-économie représente, selon les derniers chiffres disponibles de l’ONU, 3,5 milliards de dollars, soit près de 40% du PIB. Les seigneurs des guerres afghanes, ou les moujahidin, ont fait leur entrée dans le gouvernement et au parlement, malgré les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre dont ils s’étaient rendus coupables et au grand dam de leurs victimes et de la population en général.

Quand le peuple ne voyait pas d’amélioration significative au niveau de sa vie quotidienne (à titre d’exemples, 43 ans demeurent l’espérance de vie à la naissance d’un Afghan, 70% des Afghans souffrent de malnutrition et seulement 13% d’entre eux disposent d’un accès régulier à un point d’eau aménagé) [[Cf. Rapport mondial sur le développement humain 2004, (Paris: PNUD-Économica, 2004), p. 250.]], les seigneurs des guerres afghanes amassaient de leur côté des fortunes conséquentes, grâce notamment à la corruption gangrenant l’ensemble de l’édifice karzaïen et au détournement d’une partie importante de la manne internationale consacrée en principe à la reconstruction du pays. Sans oublier la narco-économie. Sans oublier aussi les multiples ratés de la reconstruction d’un nation-building dépourvu de toute vision intégrée et de long terme.

En plus d’avoir échoué lamentablement dans le domaine économique et social, le gouvernement Karzaï s’est montré incapable de garantir la sécurité de son peuple. Tout comme il s’est montré incapable de réussir l’intégration du pays et de mettre au pas des seigneurs de guerres déterminés à garder jalousement le contrôle de leurs fiefs respectifs. Profitant en cela à la fois de la faiblesse des forces de sécurité à la disposition de Kaboul et de l’absence d’une culture nationale commune, creuset de toutes les communautés du pays.

Comme si cela n’était pas suffisant, les Afghans ont vu l’insécurité permanente se répandre partout. C’est d’abord le fruit d’opérations militaires otaniennes dévastatrices pour la population et causant de plus en plus de victimes dites «collatérales», suscitant la colère de cette population. C’est ensuite la conséquence d’attaques talibanes de plus en plus nombreuses, meurtrières et sophistiquées.

Dans un tel contexte, il n’était pas étonnant de voir la popularité du président Hamid Karzaï chuter comme un météore et son image superbe d’antan prendre des rides. Dorénavant, il est perçu comme une simple marionnette des Américains. Aussi, la médaille de la coalition qui, au début des années 2000, portait les espoirs de la population, a elle aussi pâli. Ces deux développements politiques d’importance expliquent largement le retour en force des taliban au nord de la ”ligne Durand”.

Étant au fait de cette situation, le candidat Barack Obama ne s’est jamais départi de sa méfiance à l’égard du protégé de l’équipe de George W. Bush. Il lui a reproché la corruption généralisée de son gouvernement et son incompétence. Des éléments expliquant, du point de vue de l’Américain, l’incapacité du pouvoir afghan actuel à pénétrer la société et son impopularité aux yeux de la population. [[Cf. «Obama’s world», The Economist, 8 novembre 2008, p. 32.]] Si le diagnostic obamien est fondé, il a quand même négligé la part de responsabilité des forces militaires de l’alliance et des Américains en particulier dans cette nouvelle conjoncture. Cela dit, le leader démocrate avait raison quand il s’inquiétait de voir élargi un peu plus chaque jour le rayon d’action des insurgés taliban, rendant périlleuse la mission américaine dans ce pays.

D’ailleurs, les insurgés seraient désormais présents, selon un rapport publié le 8 décembre 2008 par le think tank européen Conseil international sur la sécurité et le développement (CISD/ICOS), dans «près des trois-quarts (72%) du territoire en 2008, contre un peu plus de la moitié (54%) en 2007» et «menaceraient trois des quatre principales voies d’accès à Kaboul». [[Si ces [chiffres->http://www.icosgroup.net] paraissent exagérés pour le porte-parole de l’OTAN à Kaboul, ils indiquent en revanche la forte présence des talibans sur le terrain.]] Si tel est le cas, alors il faudrait s’attendre à ce que les jihadistes tentent d’empêcher la tenue des élections générales de 2009 sur la plus grande partie du territoire, notamment pachtoune, sans oublier des tentatives d’asphyxie de la capitale déjà constatées.

Dans un contexte d’«hostilité» obamienne de facto à l’égard du président afghan, l’avenir politique du «maire de Kaboul» paraît compromis. Aussi, à défaut d’une candidature de rechange, lors de la prochaine élection présidentielle, c’est-à-dire une personnalité bénéficiant de la confiance de la majorité pachtoune, il sera difficile pour la coalition internationale, avec ou sans l’aval des Nations unies, de convaincre la majorité des Afghans de se rendre aux bureaux de vote. Dans ce double contexte d’insécurité et d’absence d’alternative, le taux de participation promet d’être faible.

Mais en attendant et pour éviter que les environs de Kaboul ne tombent entre les mains des talibans afghans et de leurs alliés jihadistes, l’armée américaine a annoncé le 8 décembre qu’une nouvelle brigade américaine de 4000 hommes viendra en renfort aux 70 000 soldats de l’alliance internationale (dont la moitié sont Américains) déjà présents au pays. Cette nouvelle force sera déployée aux portes de Kaboul. Ce qui en dit long sur le climat d’insécurité qui n’épargne plus même la «zone verte» dans la capitale afghane. Même les terminaux d’approvisionnement de l’OTAN situés dans le territoire pakistanais n’échappent pas aux attaques efficaces des insurgés, [[La dernière de ces attaques s’est déroulée le 7 décembre. Elle a visé des entrepôts de l’OTAN à Peshawar, au nord-ouest du Pakistan. Elle a occasionné la perte de 200 camions et véhicules militaires détruits lors de l’assaut de quelque 250 à 300 insurgés. Pour plus de détails, cf. Jacques Follorou, «Les talibans brûlent près de 200 camions destinés à l’OTAN à Peshawar», [Le Monde->http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2008/12/08/les-talibans-brulent-pres-de-200-camions-destines-a-l-otan-a-peshawar_1128244_3216.html], 8 décembre 2008]] malgré les assurances de l’armée pakistanaise. Ce qui représente un coup dévastateur pour l’image de l’alliance occidentale dans le nord de la “ligne Durand” et un appel à l’intensification des opérations jihadistes.

Mais pour ne pas ajouter à cette situation explosive, Kaboul devrait, de sa part, tâcher de gagner la bienveillance, du moins la neutralité, du grand voisin du sud. Elle rejoindrait là l’intérêt américain qui voudrait voir le Pakistan appuyer la nouvelle politique étrangère de Barack Obama. Pour ce faire, l’establishment politique à Kaboul devrait reconnaître la légitimité des inquiétudes d’Islamabad et de ses intérêts dans son pays, tant qu’ils ne constitueront pas une menace pour l’intérêt national afghan. Le régime Karzaï ne devrait pas se servir d’un renforcement des liens politiques et économiques avec Delhi pour mécontenter Islamabad, même s’il pourrait chez lui s’en servir pour équilibrer dans une certaine mesure l’influence pakistanaise. Tout en gardant présent à l’esprit que la puissance pakistanaise dispose de plusieurs leviers pouvant influencer le jeu politique afghan, dont la carte ethnique et les réseaux taliban et islamistes.

Une normalisation des relations avec le voisin du sud permettrait de rendre plus sûre une zone frontalière, dont le contrôle représente un enjeu notamment pour le puissant allié et protecteur américain. Cette normalisation pourrait servir de cadre pour examiner la question du tracé des frontières qui demeure objet de disputes des deux côtés de la ”ligne Durand”. Elle désenclaverait le pays et lui permettrait, entre autres, d’avoir pour la première fois de son histoire accès aux mers chaudes du sud et donc à l’Inde et au golfe Arabo-Persique et d’être ainsi en meilleure position pour renégocier avec Delhi les droits de passage du pétrole et du gaz venant de l’Asie centrale (Turménistan et Kazakhstan). Un tel nouveau contexte amènerait le Pakistan à notamment lever les restrictions imposées au transport des marchandises à partir et vers l’Afghanistan. Pour la grande satisfaction du voisin indien. Donc, en jouant les deux puissances voisines, Kaboul pourrait renforcer son pouvoir de négociation et engranger encore davantage de bénéfices, tout en préservant une certaine autonomie au niveau de sa politique étrangère.

La convergence des efforts de ces trois acteurs (États-Unis, Inde et Afghanistan) quant à la question pakistanaise est cruciale pour la sécurité régionale, sa prospérité future et pour l’efficacité de la stratégie de la nouvelle administration américaine.

Barack H. Obama a proposé à Islamabad les différents avantages mentionnés ci-dessus pour la rallier à sa stratégie de «guerre contre le terrorisme». Le nouveau président désigné américain était conscient que sans l’adhésion du Pakistan à sa nouvelle politique étrangère dans la région, point de succès à escompter. Il savait également qu’un pouvoir civil renforcé et rassuré à Islamabad, grâce notamment au réchauffement des relations diplomatiques et économiques avec le voisin indien, pourrait se révéler un atout non négligeable dans la lutte contre les insurgés d’Al-Qaïda et les taliban afghans et pakistanais, contribuant à terme et par ricochet au renforcement du régime pro-américain à Kaboul et à la stabilité de l’ensemble de la région. Pour lui, l’échec dans cette entreprise ne saurait être une option acceptable. Et pour cause. Le prix d’un échec américain dans cette région se traduirait par la perte de l’Afghanistan, la faillite du Pakistan comme État et la déstabilisation de l’Inde. Une telle issue ouvrirait les routes de Kaboul devant les combattants taliban du mollah Omar et revigorerait les jihadistes d’Al-Qaïda.

{{CONCLUSIONS}}

Les 26-27 novembre 2008, la métropole de l’Inde est frappée par des attentats jihadistes sans précédent. Delhi a rapidement pointé le doigt accusateur vers le voisin pakistanais.

Ces attaques jihadistes ont obéi non à des considérations religieuses, mais à un agenda politique assez bien pensé et planifié.

Ces attentats sont intervenus dans le contexte du réalignement de la politique étrangère américaine dans le GMO et l’Asie du sud, changement annoncé par le président désigné Barack H. Obama. Ils ont frappé un pays où la situation de l’importante minorité musulmane laissait encore à désirer.

Ces attaques voulaient à terme provoquer la modification de l’ordre politique dans chacun des pays de la région et faire échec à la nouvelle politique étrangère américaine dans le flanc sud de l’Asie centrale et l’Asie du sud. En poussant les voisins indien et pakistanais sur les sentiers de la guerre, les jihadistes voulaient atteindre les quatre objectifs suivants :

1) mettre un terme au rapprochement entre Delhi et Islamabad,

2) provoquer la chute du pouvoir civil à Islamabad au profit d’un retour des militaires aux affaires,

3) favoriser le retour des nationalistes hindous du BJP pour plus de durcissement à Delhi,

& 4) éliminer la pression militaire pakistanaise sur les zones tribales du Nord-Est pour permettre aux talibans et aux jihadistes d’Al-Qaïda de se refaire des forces en vue d’opérations de grande envergure contre le régime Karzaï à Kaboul, hâtant à la fois sa chute et le départ des forces de l’alliance atlantique et donc des Américains de la région.

Une telle issue ne saurait être une option acceptable pour le nouveau président américain Barack Obama. D’où l’offre faite aux Pakistanais pour les gagner à sa stratégie de « lutte contre le terrorisme » en Asie du sud. Mais pour être efficace, toute démarche américaine dans ce sens devrait inclure les deux autres membres du nouveau trio d’instabilité, à savoir l’Inde et l’Afghanistan.
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{{Aziz Enhaili}} {est co-auteur de trois ouvrages collectifs, dont deux dirigés par Barry Rubin : Political Islam (Londres : Routledge, 2007) & Global Survey on Islamism (New York: Sharpes, 2009). Il a également publié de nombreux articles dans des revues académiques spécialisées de la Méditerranée (Confluences Méditerranée ; Confronto) et du Moyen-Orient (Middle East Review of International Affairs ; Journal d’étude des relations internationales au Moyen-Orient.}

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