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Les assemblées citoyennes à la rescousse de la construction communautaire européenne, par Jordi Lafon

En lien avec l’article du GEAB, « Colère des peuples : it’s politics stupid ! »1, Jordi Lafon* nous propose ici une analyse des espoirs et éventuels risques apportés par les expériences démocratiques d’assemblées citoyennes qui se multiplient notamment en Europe.

Alors que l’essoufflement des démocraties parlementaires européennes se poursuit, de nouvelles expérimentations de représentation politique font surface en Europe. Elles constituent à la fois une potentielle relance de la construction communautaire mais aussi de possibles frustrations susceptibles de venir alimenter les contestations sociales de plus en plus radicales qui émaillent le continent.

Le tirage au sort a beau être vieux comme la politique elle-même, ces dernières années il se refait une jeunesse, particulièrement sur le continent européen. Plusieurs expérimentations ont eu lieu et sont en cours en France, en Ecosse, en Angleterre, au Pays de Galles, en Irlande, en Espagne, en Belgique, en Islande. Il s’agit d’assemblées citoyennes tirées au sort selon des critères représentatifs de la population nationale (sexe, âge, profession, zone géographique…) qui se voient confier une mission (proposer des solutions concernant une question comme celle du changement climatique en France et en Angleterre, ou bien la révision d’un texte de loi existant comme le droit à l’avortement en Irlande). Les résultats des délibérations de ces assemblées sont ensuite réintégrés dans le système politique, c’est à dire transmis aux assemblées élues ou bien aux citoyens via référendum.

Pour formuler leurs propositions, les citoyens reçoivent une quantité très importante d’informations sur le sujet traité, tout en écoutant un maximum d’acteurs des différents secteurs. Réunis en plénière ou en sous-groupe, ils délibèrent à partir des éléments recueillis puis affinent petit à petit des propositions. Ils sont encadrés par des animateurs qui gèrent l’organisation des sessions de travail et le calendrier, bien que les citoyens détiennent un pouvoir de décision quant au choix des intervenants et même à l’organisation des sessions de travail.

Ces expérimentations sont nées suite à des contestations sociales, ou bien un lobbying citoyen auprès des gouvernements élus (le mouvement Extinction Rebellion2 en Angleterre, les Gilets citoyens3 en France, l’association We The Citizens4 en Irlande). Le cas le plus parlant est celui de l’Irlande car il a abouti à plusieurs référendums à l’occasion desquels les citoyens irlandais ont voté en faveur du mariage homosexuel et de la fin de l’interdiction de l’avortement en 20185.

La preuve de l’efficacité de la méthode délibérative exercée par l’intelligence collective d’un panel de citoyens représentatifs tirés au sort a donc été faite entre autres à cette occasion. Si les travaux produits dans ces cadres ont été jugés sérieux, le point le plus intéressant est que les scores des votes au sein des assemblées citoyennes suivent de très près les scores de l’ensemble des votants au référendum (dans le cas de l’autorisation de l’avortement : 64% de votes favorables au sein de l’assemblée citoyenne et 66% de votes favorables au référendum). Certains voient là une bonne raison de faire appel à « un mini-public » (l’Assemblée tirée au sort) avant de consulter un « maxi-public » (les citoyens inscrits sur les listes électorales)6.

C’est en cela que le tirage au sort mis au service d’une forme de démocratie délibérative pourrait constituer un progrès démocratique. La constitution d’un panel de citoyens représentatif de la population, de manière beaucoup plus fidèle que les assemblées élues, chargé d’examiner un problème précis, disposant de temps et de moyens suffisants pour récolter des informations et confronter des points de vue contradictoires,… est en capacité de proposer des solutions acceptables par le plus grand nombre. Il constitue donc une alternative sérieuse et effective à la crise de plus en plus aiguë que traverse depuis de nombreuses années les systèmes européens de représentation. Il est applicable à différents niveaux (local, régional, national, continental) puisque l’enjeu est simplement de déterminer les critères représentatifs d’une population donnée. Ensuite, quiconque s’en donne les moyens logistiques et financiers peut mettre sur pied une assemblée tirée au sort respectant les critères ayant fait leurs preuves dans les expériences passées.

La coexistence des assemblées élues et tirées au sort en question

Si l’efficacité du processus a fait ses preuves, le problème réside dans le devenir des travaux issues des délibérations. La mise en place d’une assemblée citoyenne ne garantit pas l’application des propositions, même quand elle est suivie d’un référendum. En Islande cela a été le cas. En 2011, un référendum a été organisé sur le projet de constitution7 élaboré par une assemblée dans un premier temps tirée au sort puis rédigé par une seconde assemblée, élue elle, mais dont les membres de la classe politique étaient exclus. Le projet a été approuvé par référendum mais bloqué ensuite par les majorités successives au parlement. En Belgique, l’assemblée citoyenne ne disposait d’aucun mandat, au Pays-Bas aucun référendum n’a été organisé. L’Irlande fait donc figure d’exception, principalement parce que la constitution ne peut être modifiée sans l’accord des citoyens exprimé par référendum et parce que les sujets traités étaient jugés trop sensibles par les élus qui y ont vu un intérêt à le confier directement aux citoyens.

Dans les cas en cours, français et britannique particulièrement, aucune garantie n’a été fournie quant au devenir des propositions. Le gouvernement britannique s’est simplement engagé à transmettre les propositions à Westminster8 et Emmanuel Macron, invité à échanger avec les citoyens tirés au sort le 10 janvier 20209 a insisté sur le fait qu’il garderait la main sur le résultat des travaux de la Convention, bien qu’il se soit engagé à rendre compte de ses choix devant cette même assemblée. Le risque est alors que les citoyens finissent avec le sentiment que ces formes innovantes de démocratie servent surtout à légitimer des projets politiques difficiles à passer. Au travail studieux et déterminés des citoyens, pourrait suivre une importante et dangereuse frustration, conséquence du sentiment que les gouvernements « font mine d’interroger tout le monde mais continuent de n’écouter personne »10.

Plus largement se pose la question de la cohabitation entre assemblées élues et assemblées tirées au sort. Dans les exemples passés, les assemblées élues n’ont pas accueilli les travaux de celles tirées au sort avec beaucoup d’enthousiasme, excepté dans le cas irlandais où, encore une fois, les députés y ont vu un intérêt puisque les sujets traités étaient particulièrement polémiques et donc potentiellement très coûteux sur le plan électoral. Quand ils n’y voient pas un intérêt direct, les députés considèrent plutôt la représentation tirée au sort comme une menace. Dans une configuration où la représentation nationale serait tirée au sort et ses travaux directement transmis aux citoyens via référendum, leur rôle semble, à première vue, rendu obsolète. C’est pourquoi, les assemblées élues ont tendance à voir les expérimentations du tirage au sort comme des risques inconsidérés et inutiles pris par les gouvernements, comme c’est le cas de certains députés de la majorité à l’Assemblée nationale française11.

Pourtant, la crise de la représentation est au cœur de la crise démocratique sur le continent européen et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, si la défiance des citoyens envers leurs représentants n’est pas adressée rapidement, elle ne fera qu’empirer. Les assemblées citoyennes tirées au sort constituent donc une alternative intéressante à explorer par les gouvernements et parlements qui prouveraient ainsi leur engagement à répondre à la défiance que leur adressent les citoyens. Fait significatif, la constitution d’une Assemblée citoyenne s’emparant du Brexit a été évoquée, notamment dans le Guardian, par différentes personnalités : Lords, ONG, ou chercheurs12, mais aussi plus récemment par les militants d’une réforme de la démocratie et un ancien ministre13. Le Brexit est un exemple à la fois précis et marquant de la rupture entre les citoyens et leurs représentants puisqu’il s’agit avant tout d’une volonté politique émanant des citoyens, exprimée par référendum, que leurs représentants élus ont tant de mal à mettre en application.

Deux cas de figure pourraient ainsi se développer à l’avenir :

. dans le cas où le résultat des travaux des assemblées tirées au sort serait traité aléatoirement par les élus, cela alimenterait la marée révolutionnaire en faisant miroiter aux citoyens un modèle démocratique plus proche d’eux pour mieux les en priver, la classe politique en place montrant ainsi ouvertement qu’elle n’est pas prête à partager le pouvoir avec les personnes mêmes qui l’ont mandatée. Ce cas de figure ne pourrait qu’aboutir à une radicalisation des revendications citoyennes à l’encontre des représentants tendant à une remise en question directe de l’existence des assemblées élues.

. dans le cas contraire, les recommandations des assemblées tirées au sort pourraient être traitées avec sérieux par les parlementaires, éventuellement amendées puis débattues avant d’être soumises au vote des citoyens via référendum. Dans ce cas, une réforme de nos systèmes démocratiques seraient progressivement enclenchée, elle pourrait aboutir à une institutionnalisation du tirage au sort avec une organisation régulière de ce type de Convention sur différents types de sujets. Un système d’aller-retour des textes pourraient se mettre en place comme il existe actuellement entre les différentes chambres élues. Les représentants élus répondraient alors directement à la crise de la représentation et donc à un aspect significatif de la crise démocratique. Ils participeraient à la réforme de leur propre statut. De chambre législative elle pourrait devenir chambre de contrôle et accompagnerait les travaux et décisions des citoyens exprimés par le biais du tirage au sort et des votes par référendum, vérifierait qu’elles sont conformes à la constitution et aux traités internationaux et fournirait aux citoyens les outils nécessaires pour atteindre les objectifs et recommandations qu’ils se sont eux-mêmes fixés.

Ces scénarios valent tant pour les systèmes nationaux que pour le Parlement européen et la Commission qui font face à une défiance au moins aussi importante, même si les mouvements sociaux les visent moins souvent directement.

Un potentiel de relance de la construction communautaire

ON vient de voir que suivant l’attitude adoptée par les gouvernements et assemblées élues, les assemblées citoyennes comportent en elles à la fois un potentiel danger sur le plan social si elles aboutissent à une frustration des participants et par extension des citoyens mais également une opportunité si elles sont suivies d’effet. Or une forme de démocratie délibérative utilisant le tirage au sort serait particulièrement pertinente à l’échelle européenne car elle correspond en plusieurs points à la méthode communautaire telle que décrite par Franck Biancheri dans son ouvrage de 1992 Europe: Communauté ou Empire?14

« La construction communautaire est dotée d’un des principes les plus novateurs, à savoir le respect de la diversité ou le respect des minorités » et ce car chacun des peuples en son sein « aussi grand soit-il, est devenu une minorité » comme le démontre l’auteur. Le tirage au sort permet une représentation fidèle du peuple européen dans toutes ses composantes sociales et démographiques, représentation qui semble parfaitement hors d’atteinte par le système électoral actuel responsable de la défiance du peuple envers les élus.

Pour Franck Biancheri tout le débat sur la subsidiarité du début des années 90 n’était « en fait qu’un débat sur la définition des instruments opérationnels nécessaires pour mettre en pratique ce respect de la diversité. » Ces deux principes combinés et respectés dans l’exercice de la méthode communautaire auraient permis d’éviter « la dictature d’une minorité » et de travailler à la concrétisation des idéaux de paix et de prospérité qui sont les promesses originelles de la construction européenne auxquelles les peuples du vieux continent se sont pris à croire l’espace d’un instant. Institutionnaliser des assemblées de citoyens tirés au sort délibérant démocratiquement sur des sujets donnés constitue un instrument opérationnel capable de mettre en pratique le respect de la diversité et de donner naissance à des solutions concrètes, émanant d’un panel de citoyens représentatifs de la population européenne susceptible d’être accepté par le plus grand nombre.

Néanmoins, intégrer des processus de démocratie délibérative au sein des institutions européennes implique de dépasser le projet consensualiste déconstruit par Chantal Mouffe dans L’illusion du Consensus15. Elle y démontre que l’émergence de la prétendue « troisième voie » a abouti à une perte de légitimité démocratique qui met en danger les institutions politiques. La réduction des options politiquement exprimables explique en partie la vague populiste non-démocratique. Ceci car les citoyens ne parviennent plus à s’exprimer à travers l’opposition droite/gauche, alors « les passions ne peuvent plus être mobilisées à des fins démocratiques, et les antagonismes prennent des formes susceptibles de mettre en péril les institutions démocratiques »16.

Si l’on considère comme Franck Biancheri que « La Communauté ou l’Europe ne sont ni ne doivent devenir des instruments idéologiques », les assemblées délibératives tirées au sort sont un processus pertinent. Les citoyens participant à la Convention en France décrivent clairement qu’ils discutent en premier lieu de mesures concrètes, avant de savoir si la personne avec laquelle ils parlent est de droite ou de gauche, vote pour ou appartient à tel ou tel parti. Dans un second temps, bien sûr, ces appartenances refont surface mais elles sont reléguées en arrière-plan en comparaison d’une assemblée formée à l’issue d’une élection partisane. Ensuite, une fois que les recommandations résultant de la délibération des citoyens sont restituées dans l’espace public, et idéalement soumises à référendum, un débat idéologique peut s’installer. S’accordant pour reconnaître la validité de la délibération citoyenne, les différentes parties au débat pourrait ainsi rentrer dans ce que Chantal Mouffe conçoit comme l’« agonisme », une relation conflictuelle nous/eux mais dans laquelle chacun reconnaît la légitimité de son opposant. Cette situation s’inscrit en opposition à l’antagonisme actuel, une relation nous/eux où les parties se considèrent ennemies et ne partagent pas de base commune. L’« agonisme » n’étant rendu possible que lorsque les différentes parties à un débat s’accordent sur une base commune, celle-ci pourrait être constituée par les assemblées, leur légitimité, leur méthodologie, les conditions de leur fonctionnement et les recommandations qu’elles formulent.

Le choix de renouer avec les citoyens

Ainsi nous considérons que s’offre aux dirigeants européens un choix clair. Continuer dans la rupture qui semble actuellement indépassable ne fera que produire les mêmes effets. La méfiance envers nos systèmes de représentations ne faisant qu’augmenter, elle alimente la marée révolutionnaire qui ne refluera pas tant qu’un changement de système significatif ne sera pas obtenu par ceux qui la portent. Le dialogue est rompu et malgré une légère hausse de la participation aux dernières élections européennes, les occupants actuels des institutions de l’Union sont loin de bénéficier d’une légitimité satisfaisante.

Tendre la main au peuple et le convoquer pour prendre directement part à une délibération à l’échelle du continent européen pourrait replacer la construction communautaire à la place qu’elle occupait à la fin du siècle dernier à savoir « la tentative la plus aboutie de construction politique tentant de dépasser l’Etat-Nation en se fondant sur les valeurs de démocratie et de respect de la diversité » pour reprendre les mots de Franck Biancheri.

Considérant en particulier la tenue et les conclusions à venir de la Convention citoyenne pour le climat française17 et la Citizens’ Assembly anglaise sur le réchauffement climatique18. Tout le monde s’accorde sur le fait que ce dossier devrait idéalement être géré à l’échelle européenne si ce n’est mondiale. Et ce n’est pas le seul thème qui pourrait être abordé de cette manière. Gráinne de Búrca considère la politique migratoire comme répondant à tous les critères pertinents pour faire l’objet d’une assemblée citoyenne à l’échelle européenne, à savoir que le système en place se voit bloqué dans une impasse, ne parvenant pas à se mettre d’accord sur les solutions à appliquer à un problème, un sentiment d’urgence ayant mené à une frustration de l’opinion publique19.

Plus largement, les représentants politiques européens se doivent de considérer l’outil du tirage au sort plus sérieusement alors qu’ils s’interrogent eux-mêmes sur la consultation des citoyens auxquels ils souhaitent faire appel dans le cadre de la conférence sur l’avenir de l’Europe qui débutera cette année20.C’est une occasion inespérée pour le Parlement ou la Commission de se montrer tête de proue d’une innovation politique internationale, de par l’ampleur du processus et par le fait qu’elle l’aura initié d’elle-même et non sous la pression de tel ou tel corps de la société.

* Jordi Lafon fait partie de la junior team de LEAP2040. Français, âgé de 27 ans, il est journaliste.


Notes:

1Source : GEAB, 15/11/2019

2Source : Wikipedia

3Source : Le Monde, 13/04/2019

5Source : Electoral Reform Society, 29/05/2018

6Source : La vie des idées, 05/03/2019

7Source : Wikipedia

8Source : BBC, 02/11/2019

9Source : Youtube

10Source : Les Echos, 04/10/2019

11Source : Lefigaro.fr, 26/11/2019

12Source : Theguardian.uk, 16/12/2018

13Source : Theguardian.uk, 04/11/2019

16Source : Les Philosophes, 2016

17Source : NouvelObs, 26/01/2020

18Source : The Guardian, 22/01/2020

19Source : Cambridge.org, 01/2020

20Source : Europarl.europa.eu, 15/01/2020

À propos Marie Hélène

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