par Franck Biancheri
20/01/2006
Les discussions, les débats sont au cœur de la démocratie. La langue est l’instrument de discussion. Les langues sont donc au cœur même de tout processus de démocratisation de l’UE.
Lorsque vous parcourez l’Europe et discutez avec les gens de l’avenir de l’Europe, comme je l’ai fait par exemple lors du Marathon Newropeans pour la démocratie, et lorsque vous prenez le temps de quitter les capitales et les élites bien formées, vous vous retrouvez devant un fait très simple : la très grande majorité des citoyens européens ne parlent aucune autre langue que leur propre langue nationale. Oubliez les fantasmes de jeunes Européens qui parlent anglais avec leurs troupeaux : dans la plupart des cas, les “auditoires anglophones” que l’on trouve dans les universités européennes sont rarement capables de formuler une question articulée dans la langue maternelle de Shakespeare. Depuis que j’ai fondé AEGEE-EUROPE en 1985, il y a une vingtaine d’années, je ne constate aucune amélioration significative des compétences linguistiques des étudiants européens, malgré toutes les affirmations contraires des gouvernements et des institutions européennes, et en particulier les sommes considérables investies par les institutions nationales et européennes dans ce domaine. Peut-être que plus de jeunes sont capables de dire quelques mots en anglais, en français ou en espagnol, mais c’est loin de signifier qu’ils peuvent comprendre un texte, participer activement à une discussion (ou même y prendre une part passive car ils ignorent très probablement le vocabulaire utilisé). Entre-temps, la tendance naturelle qui affecte l’institution de l’UE (non pas à cause d’une stratégie, mais à cause de son absence) est d’évoluer, par complaisance, conformisme intellectuel et logique financière, vers un système à une ou deux langues dominantes (anglais et français), toutes les autres étant transformées en “langues européennes de seconde classe”. Pour résumer cette évolution, on peut dire que le système de l’UE tend à parler de facto moins de langues, alors que sa propre population tend à parler encore moins de langues communes (l’élargissement accroît véritablement la diversité des langues de l’UE, et non le contraire).
Qu’est-ce que cela signifie pour la démocratisation de l’UE dans les décennies à venir ?
C’est écrit’Danger !’, un grand danger en effet. L’UE ne dispose actuellement d’aucune stratégie linguistique. Le sujet est ” tabou ” et couvre donc, comme tout ” tabou “, une grande quantité de mensonges, ” d’agendas cachés ” et de manipulations. Les dirigeants politiques nationaux refusent d’expliquer à leurs propres populations la complexité de la question et la nécessité de trouver des solutions alliant efficacité et démocratie. Chacun d’entre eux dit : “Notre langue nationale est sacrée et sera utilisée au niveau européen”. Ensuite, ils se rendent à des réunions européennes en sachant que 100% de leurs collaborateurs utiliseront l’anglais ou le français pour communiquer avec d’autres Européens. Ils prétendent défendre leur propre langue, mais par manque de courage politique, ils ne font qu’accélérer sa marginalisation. Les milieux d’affaires et les élites éduquées aux États-Unis parient qu’avec un tel manque de discussion, la langue américaine éliminera lentement mais sûrement toutes les autres langues comme langue institutionnelle unique de l’UE. Ils croient sincèrement que l’avenir de l’Europe appartient à une solution d’une seule langue, l’anglais-américain ; ils oublient simplement que la démocratisation d’une entité politique multilingue forte de 450 millions de citoyens ne fait pas partie de cet avenir. Les élites françaises agissent de manière très similaire au reste des dirigeants nationaux bien qu’elles soient un peu plus proactives et sont maintenant entrées dans une nouvelle croisade de “multilinguisme” comme stratégie de défense pour préserver les positions de la langue française dans le système européen. Mais de facto, ils ne font rien pour développer une stratégie européenne à long terme en matière de langues.
Si nous continuons dans cette voie, les élites européennes ne pourront plus discuter du tout avec les citoyens européens en moins d’une décennie, tandis que les citoyens européens auront de plus en plus de mal à comprendre l’UE, même si elle compte de plus en plus pour leur vie quotidienne.
Il est donc temps pour l’UE d’ouvrir un large débat public sur la future stratégie de l’UE en matière de langues. À mon avis, un tel sujet est aussi important que la future Constitution européenne. Si la Constitution est l’os, la langue est la chair de tout futur système politique européen.
Voici quelques idées qui pourraient aider à lancer un tel débat tout en laissant déjà entrevoir quelques pistes.. :
1. Présentation de l'”équation linguistique de l’UE” : les professeurs, les enseignants, les ONG, les hommes politiques pourraient commencer à présenter l’équation décrivant le défi linguistique : d’une part, le principe démocratique selon lequel “chaque citoyen de l’UE devrait pouvoir accéder aux informations de l’UE dans sa propre langue” ; d’autre part, la contrainte pratique selon laquelle la traduction requiert des ressources humaines et financières qui sont limitées et nécessitent des choix à faire”. Plusieurs solutions peuvent être trouvées en fonction de la manière dont on décide de l’équilibre à trouver entre ces deux termes : impératifs démocratiques et contraintes pratiques. Mais une chose doit être claire : il n’y a pas ” une bonne réponse “. Il y a plusieurs réponses possibles. Ils devraient être discutés et le choix devrait résulter d’un débat démocratique et non d’une évolution bureaucratique.
2. Communication publique des institutions de l’UE : Les institutions de l’UE devraient systématiquement mettre en œuvre la disponibilité multilingue de leurs décisions et politiques, en particulier sur l’internet. Je profite de l’occasion pour féliciter la DG Jeunesse et éducation de la Commission européenne pour son nouveau portail jeunesse ouvert hier. Dans ces pages, il y a deux mois, j’ai fortement critiqué le fait qu’il n’était disponible qu’en anglais. Je suis très heureux de voir que c’est maintenant un site multilingue très riche. C’est certainement la direction à suivre. Les institutions doivent consacrer les moyens nécessaires pour développer cette stratégie multilingue et résister à la manière ” facile ” de se concentrer sur le français et l’anglais lorsqu’il s’agit de communication publique.
3. Le travail des institutions internes de l’UE : De facto aujourd’hui, l’anglais et le français sont les deux langues utilisées au sein des institutions de l’UE. Une règle pourrait utilement être ajoutée : empêcher les natifs francophones ou anglophones d’utiliser leur propre langue lors de ces réunions. C’est le seul moyen de les empêcher de parler dans leur propre langue, contrairement à tous les autres Européens. La politique linguistique devrait viser l’égalité de situation entre tous les locuteurs.
4. Langues intermédiaires : Un grand débat doit s’ouvrir autour de la question cruciale des langues intermédiaires, utilisées dans les événements semi-publics et les communications. Non seulement ils sont utilisés pour réduire les besoins de traduction grâce à l’utilisation d’un noyau de langues pour faire le lien entre toutes les autres, mais ils peuvent aussi devenir une version élargie des “langues de travail” pour les événements semi-publics de l’UE. Ils devront obéir à une certaine logique suivant les familles de langues afin de faciliter la compréhension sans multiplier les coûts de traduction. Ils devront également tenir compte du rôle de certaines langues européennes dans le monde pour renforcer l’influence mondiale de l’UE. Europe 2020 et Newropeans-Networks sont arrivés à la conclusion que nous pourrions avoir 5 langues intermédiaires de ce type : Français, anglais, allemand, espagnol et polonais. Mais le débat est bien sûr ouvert et doit se développer dans toute l’UE. L’expérience que j’ai acquise en discutant de ce sujet dans 25 pays me rend très confiant que les citoyens peuvent comprendre les défis et la nécessité de faire des choix difficiles.
5. Établissements d’enseignement : Leur rôle est en effet d’éduquer les Européens à l’apprentissage des langues étrangères, mais aussi de comprendre que nous vivrons désormais dans une entité politique multilingue. Le premier est un objectif ancien, mais qui n’a pas été atteint de manière très efficace. Le second est très nouveau pour la plupart des systèmes éducatifs européens. En ce qui concerne l’enseignement des langues, la plupart a déjà été dit et est disponible. Nous pourrions simplement mettre l’accent sur la nécessité d’illustrer la nécessité d’apprendre ces langues. L’exposition à des situations où un tel besoin est évident peut contribuer à accroître le succès dans ce domaine. En particulier, il est désormais indispensable que les systèmes éducatifs montrent aux futurs citoyens de l’UE que les décisions affectant leur propre vie seront prises par des personnes ne parlant pas leur propre langue. Une telle information ouvre facilement des débats parmi les jeunes et génère un processus très utile de sensibilisation à la démocratie et à la langue.
6. Institutions de recherche : Ils doivent être en première ligne dans deux directions. Premièrement, la traduction automatique devrait devenir une priorité majeure du programme de recherche de l’UE. Non seulement c’est un marché prometteur, mais c’est pour l’UE l’un des seuls moyens d’échapper au défi de la traduction (comment traduire dans plus de langues une quantité croissante de documents ?). Deuxièmement, dans le domaine des sciences sociales, nous avons besoin d’une forte augmentation des études, de la recherche, …. concernant la démocratie multilingue et les institutions multilingues, …..
7. ONG, médias : Stimuler les lecteurs multilingues, les médias européens qui ne sont pas entièrement traduits. Des médias transeuropéens émergent, notamment sur Internet. Leur principale valeur ajoutée n’est pas d’essayer d’être aussi multilingue que possible (s’approprier les marchés des “langues nationales” en opérant dans autant de langues que possible), mais au contraire de stimuler les lecteurs multilingues. C’est le rôle des institutions d’être accessibles à tous. Le coût, en termes d’argent et d’énergie, de la traduction quotidienne de tout dans plus de 4/5 langues intermédiaires transformera ces médias en une simple annexe des institutions de l’UE, c’est-à-dire sans médias du tout. Et en particulier, ils ne délivreront pas le message requis, à savoir que l’on ne peut pas penser à comprendre l’Europe et son évolution si l’on s’attend à recevoir des informations à ce sujet dans sa propre langue. A ce stade de la construction européenne, les ONG ou médias de l’UE devraient être multilingues afin de générer une élite transeuropéenne capable de bien maîtriser les langues, et non une illusion pour les citoyens qu’ils pourront décrypter l’Europe sans aucun effort. Un tel travail doit être effectué par les médias nationaux et les institutions publiques, et non par les médias transeuropéens.
Je ne sais pas si ces idées contribueront à alimenter le débat, mais je sais que le débat est urgent. Et l’action aussi.