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France : “L’effet suburbain”

par Thierry Warin
18/11/2005

Il y a deux façons de parler de banlieue en français : “la banlieue” et “en banlieue”. Disons que vous vivez à “la banlieue”, et tout le monde sait que c’est dans un projet de logement social. Disons que vous vivez “en banlieue”, et qu’il est probable que ce soit en dehors de Paris, par exemple Neuilly, comme le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. Dans les deux cas, il y a un effet suburbain : négatif dans le premier cas et positif dans le second.

Dans un pays démocratique, il existe de nombreuses façons d’exprimer son mécontentement à l’égard du gouvernement. Par définition, aucune d’entre elles n’implique de violence. Alors pourquoi certaines personnes utilisent-elles la violence comme moyen de protestation ? La presse internationale a beaucoup spéculé sur l’origine du problème. Certains pensent qu’il s’agit d’un choc des civilisations, d’autres y voient un problème enraciné dans la religion, d’autres encore y voient la manifestation d’un manque de politiques d’intégration efficaces qui ne reconnaissent pas les minorités, et certains alarmistes en Russie craignent même que les émeutes n’aient été menées par la CIA. Dans les journaux nationaux français, la discussion semble porter sur la question plus pragmatique du rétablissement de l’ordre public. Quand les politiciens parlent des banlieues, on peut en déduire qu’ils croient qu’il s’agit d’un problème d’immigration.

La vérité est que l’immigration est une partie de la réponse : être immigrant n’aide pas à trouver un emploi. Mais le fossé se creuse d’abord entre les projets de logements sociaux (“banlieues”) et le reste de la France. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est à cause d’un détail technique.

Après l’hiver froid de 1954, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les projets de logements sociaux ont été agrandis. Ils ont augmenté de façon spectaculaire à la fin de la période de décolonisation, lorsque de nombreux Français vivant à l’étranger sont revenus, ainsi que d’autres Français originaires d’anciennes colonies. L’Etat français a décidé de compléter l’offre d’appartements à loyer modéré par une allocation logement créée en 1977 pour les ménages à faibles revenus. Pour être admissible à vivre dans l’un de ces projets de logement, il faut en faire la demande. Les gens font une demande parce que l’allocation de logement est, la plupart du temps, identique au loyer payé dans le cadre de ces projets publics. Comme la loi interdit aux institutions françaises de faire de la discrimination fondée sur la citoyenneté, le statut de minorité ou l’appartenance religieuse, la seule façon de choisir des résidents qualifiés est d’examiner les niveaux de revenu. Par conséquent, tous ceux qui vivent dans les projets publics ont un revenu très faible. Par exemple, le revenu imposable annuel moyen des ménages en 2001 était de 28 433 euros pour l’ensemble de la France alors qu’il était d’environ 19 000 euros dans les projets de logements. En plus d’être une conséquence de l’exigence de sélection, cette disparité de revenus crée également un effet de sur-additif que j’appelle “effet suburbain”. En effet, vivre en banlieue et être entouré de personnes en transition sociale n’incite pas à travailler davantage à l’école (41% des garçons et 32% des filles dans les collèges ont un an ou plus de retard contre environ 25% pour la moyenne française y compris les chiffres des banlieues), ni même à avoir une perspective positive sur ses perspectives de réussite dans la société en général. Bien que la population totale vivant dans les projets publics soit passée de 4,7 millions à 4,5 millions d’habitants entre 1990 et 1999, le profil des nouveaux arrivants est sociologiquement identique en raison des critères d’admissibilité. Entre 1990 et 1999, 1 million de personnes ont quitté un appartement ne faisant pas partie d’un projet de logement pour y vivre (voir le rapport 2005 de l’Observatoire National des zones Urbaines Sensibles). Il y a d’autres statistiques surprenantes. Les personnes âgées de 20 à 35 ans représentent 42 % des nouveaux arrivants. Les jeunes entre 7 et 30 ans quittent leurs parents plus tard que ceux qui ne vivent pas dans des projets. Tant le faible niveau d’instruction que la diminution du nombre d’offres d’emploi expliquent ce retard dans l’autonomie résidentielle. Pour les hommes, le taux de chômage varie considérablement selon leur niveau de scolarité : un homme ayant plus de deux ans d’études universitaires aura un taux de chômage de 15,3 % s’il vit dans un projet, et de 5,7 % autrement. Un homme qui a passé deux ans à l’université connaîtra un taux de chômage de 8,9 % lorsqu’il vit dans un projet, et de 4,8 % autrement. Un homme sans diplôme sera confronté à un taux de 26,6% lorsqu’il vit dans un projet de logement, et de 10,2% sinon. Le taux de chômage global des hommes vivant en banlieue est de 19,3%, et de 6,9% ailleurs. Le taux de chômage global est de 9,8% en France, mais ce chiffre n’a pas de sens car il y a un écart important entre les personnes vivant dans des logements sociaux et celles qui ne le sont pas. La causalité est difficile à lire, et cet aspect s’explique d’abord par les critères d’éligibilité : il faut avoir un faible revenu pour vivre dans un projet public. Mais la raison pour laquelle les jeunes iraient à l’école moins longtemps que leurs homologues vivant à l’extérieur des banlieues est liée à l’environnement social. Seuls les chemins infructueux mènent les individus à des projets de logement et ce chemin devient cyclique.

Comment l’immigration s’inscrit-elle dans ce tableau ? Un immigré de sexe masculin originaire de l’extérieur de l’Union européenne est confronté à un taux de chômage de 26,4% lorsqu’il vit dans le cadre d’un projet. Pourquoi en est-il ainsi ? Selon les économistes, un immigrant a plus de chances d’être au chômage que n’importe qui d’autre puisqu’il ne dispose pas du capital humain nécessaire pour intégrer la population active. Vous pouvez également ajouter des facteurs hypothétiques (puisque cette pratique est évidemment illégale et punie par la loi) comme la discrimination par certains employeurs. Mais cela n’explique pas pourquoi le même immigrant ferait face à un taux de chômage de 15,1 % s’il vivait ailleurs. En fait, s’il n’est pas surprenant de n’avoir que des personnes à faible revenu dans les projets puisque c’est le résultat du processus de sélection, il n’est pas surprenant de voir que de nombreux immigrants vivent dans les projets. Cela ne signifie pas pour autant que l’intégration ne fonctionne pas. En effet, ce n’est pas parce que l’on constate une surreprésentation des immigrants dans les projets de logement qu’on peut conclure qu’aucun immigrant ne réussit. Le succès implique en fait de quitter les projets. Voici quelques statistiques supplémentaires. Les étrangers représentent 6,2% de la population française, les étrangers de deuxième génération représentent 10% de la population française et 20% des Français sont d’origine étrangère. En d’autres termes, se concentrer uniquement sur les immigrés des banlieues et conclure que l’échec de l’intégration conduit la société à ignorer les immigrés est une approche imparfaite qui produit une conclusion imparfaite (voir l’éditorial de Franck Biancheri du lundi 14 novembre 2005). Une mauvaise interprétation de la causalité statistique est de céder le pas à la radicalisation de la société française par rapport à l’immigration.. : Les citoyens français ainsi que les immigrés estimant que le fossé se situe entre les immigrés et les non-immigrés. Le danger est que si les citoyens croient en ce clivage, les partis de gauche réclameront davantage de politiques d’intégration et les partis de droite, davantage de politiques d’immigration. Dans un cas comme dans l’autre, le débat présidentiel se polarisera sur l’immigration, étant associé soit à des politiques d’intégration, soit à des restrictions des flux migratoires. Mais après 2002 et le rejet de la Constitution européenne, les Français ne semblent pas tendre vers plus de politiques d’intégration mais plutôt vers plus de politiques d’ordre public. La société française, comme toute grande société, est pleine de clivages : différentes minorités ethniques, différents groupes religieux, etc. Parce qu’elles sont basées uniquement sur des critères de revenu, les banlieues concentrent nécessairement en un lieu très visible tous les aspects “dysfonctionnels” de la société française. Mais le danger de ne pas comprendre que la principale fracture entre les banlieues et les banlieues est la paralysie politique. C’est le danger de ne pas pouvoir s’attaquer au problème à l’origine des émeutes dans les banlieues françaises : l’impossibilité de créer de la diversité sociale dans les projets publics. Si un autre clivage est mis en avant pour des raisons politiques, la prochaine décennie témoignera non seulement du fait que la question n’est toujours pas résolue, mais aussi d’un renforcement du vote des partis extrêmes.

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