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“Avec Apple, l’Europe ne remet pas en question l’optimisation, mais le dumping fiscal.” Interview Marie-Hélène Caillol, Présidente du LEAP

Cette interview a été réalisée par Olivier Frigara, Rédacteur en chef adjoint d’iCreate, magazine de référence des utilisateurs de Mac, iPhone, iPad et Apple Watch. L’article est paru dans le iCreate n°128 – Octobre 2016. 

Treize milliards d’euros : une somme record qu’Apple va devoir rembourser à l’État irlandais en arriérés d’impôt. Comment analyser cette décision de Bruxelles ? Quelles pourraient être les conséquences pour Apple et les multinationales en général ? Est-ce la fin de l’optimisation fiscale ? Autant de questions que nous avons posées à Marie-Hélène Caillol, présidente du Leap. Chaque mois, ce think tank passe au crible les grandes évolutions internes de l’Union européenne et son positionnement dans le monde en éditant le Global Europe Anticipation Bulletin*. Cette publication électronique s’est fait connaître internationalement en anticipant dès 2006 la crise systémique occidentale de 2008.

Selon vous, quel message a voulu faire passer la Commission européenne en réclamant à Apple la bagatelle de 13 milliards d’euros en arriérés d’impôt ?

Cette décision traduit ce que nous observons depuis plusieurs mois au sein de l’Union européenne. Il existe en effet un travail mené par Bruxelles pour tenter de mettre en place une harmonisation fiscale sérieuse. D’autre part, nous observons l’émergence d’un constat qui reconnaît que la crise économique est profonde, qu’elle a une portée continentale. Et c’est au niveau européen qu’il faut relancer l’économie en menant de grands projets d’infrastructures (Internet, autoroutes…), ce qui nécessite de trouver beaucoup de moyens. Malheureusement, les caisses sont vides ! Les États ne disposent plus aujourd’hui de leurs capacités d’investissements en raison d’une incapacité à prélever l’impôt des grandes entreprises. En prenant cette mesure à l’encontre d’Apple, la Commission européenne matérialise cette volonté de remettre en question les niches fiscales qui règnent depuis trente ans.

Avec cette décision infligée à Apple, les politiques ont-ils sifflé la “fin de la récré” en matière d’optimisation fiscale ?

L’Europe ne remet pas en question l’optimisation fiscale, mais le dumping fiscal. L’Irlande a un taux d’imposition de 12,5 % qui est déjà inférieur à celui de la France. Ce n’est pas ce qui est remis en cause par l’UE, mais la trop grande liberté de l’Irlande pour négocier avec Apple afin d’obtenir des autorisations de taxes à hauteur de 1 %, voire jusqu’à 0,005 %. L’harmonisation fiscale – c’est ce que nous affirmons à Leap – ne peut pas être une logique d’impôt unique pour tous les pays de l’UE, mais un impôt qui tienne compte des spécificités économiques de chacun, en commun accord avec les différents pays de l’union et selon une durée précise. Au final, l’enjeu pour l’Europe est qu’une solidarité se mette en place entre les différents pays et que l’on cesse le dumping fiscal.

Chaque État-membre va-t-il pouvoir demander à Apple sa quote-part à hauteur du préjudice qu’il estime avoir subi ?

Oui, cet argent n’est pas qu’aux Irlandais. On voit que l’Autriche et la Belgique, notamment, sont en train de considérer que cette évasion fiscale permise par l’Irlande, c’est également des impôts non prélevés sur leurs propres territoires. La France n’a pas encore vraiment osé réclamer d’argent, reconnaissant juste timidement qu’il y avait sur ces 13 milliards une partie qui constituait aussi pour elle un manque à gagner. Nous sommes encore au début d’un processus.

Comme l’Europe ne peut pas sanctionner les entreprises puisqu’elles ne contreviennent pas à la loi, elles se retournent contre les États qui font du dumping fiscal sous forme d’aides publiques illégales…

Légales ou illégales, c’est un débat qui s’ouvre enfin. La Commission européenne enfonce le doigt là où cela fait mal et permet de lancer un débat au niveau européen sur les questions d’harmonisation fiscale. Par cette mesure, l’Europe tente de renouer et de se reconnecter avec les citoyens européens.

Pourquoi maintenant ? Y avait-il urgence ?

C’est une mesure qui a été rendue possible par le Brexit, à savoir la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, et sa perte d’influence qui en a découlé sur les instances de l’UE. Cela a permis de lever certains blocages. Là où certains médias voient dans cette décision un délitement de l’Europe dans la foulée du Brexit justement, à LEAP nous ne sommes pas aussi pessimistes. Avec cette mesure, nous assistons au contraire à un tournant, celui d’une Europe qui avance à multi-vitesse et non un continent figé qui a besoin du blanc sein de vingt-huit pays pour prendre une décision, enlisé dans le lobbying. Nous croyons que l’Europe est en passe de se réinventer.

Apple est aujourd’hui pointée du doigt, mais d’autres entreprises nord-américaines, et notamment du Gafa**, bénéficient elles aussi des mêmes avantages fiscaux !

L’UE utilise Apple comme symbole, car c’est une entreprise très médiatique, mais aussi parce qu’elle dispose d’une petite brèche laissée par la pomme. L’Europe tape sur Apple, car elle a commis l’erreur d’être l’une des rares grandes sociétés à ne pas disposer de bureau de lobbying à Bruxelles. Rien n’a pu freiner la prise d’une telle mesure. À Leap, nous ne souhaitons pas jeter la pierre aux entreprises comme Apple : elles ont fait leur boulot pour payer le moins d’impôts possible, profitant du laisser-faire de bon nombre d’États et de l’Europe contre la promesse d’embauches au niveau local. Mais au final, c’est 13 milliards qui s’envolent dans le cas d’Apple ! Cela dit, ne nous trompons pas : la mesure prise envers Apple est aussi un coup de semonce envoyé aux autres grandes entreprises.

Que pensez-vous de la réponse publique d’Apple qui insiste sur son installation historique en Irlande et s’inquiète des conséquences sur l’emploi ?

C’est de bonne guerre. C’est une argumentation que les grandes entreprises utilisent toujours, un marchandage permanent que l’on entend depuis des années pour permettre aux grandes entreprises de maintenir leur présence en Europe. Quand on voit le taux de chômage en Europe, résultant des États et de l’UE qui ont accepté ce genre de marchandage, à un moment donné, cela ne peut plus continuer indéfiniment.

Certains voient dans cette décision une contre-attaque directe de Bruxelles contre Washington après les déboires de Volkswagen aux États-Unis, d’autres une opération de séduction auprès des peuples européens, vous l’avez souligné, après le Brexit. Votre analyse ? 

C’est sans doute une vengeance après l’affaire Volkswagen, la réponse du berger à la bergère en somme, mais c’est aussi symptomatique de l’effondrement de la relation transatlantique. Enfin, il ne faut pas minimiser la montée (ou le retour) des populismes. Ils sont certes très dangereux, mais ils ont pour caractéristique de rendre audibles des problématiques réelles qui obligent les politiques à influencer les administrations pour changer les choses.

Quelles conséquences tirer à moyen et long termes sur leurs stratégies par Apple et les multinationales de son acabit ? 

Elles vont comprendre que les règles du jeu ont changé ! Encore une fois, il ne s’agit pas d’un jugement moral. Ces multinationales se sont engouffrées dans de multiples vides juridiques résultants de la mondialisation. Maintenant, elles vont devoir changer leurs méthodes… Le but n’est pas de tuer Apple ou Amazon, mais de revenir à une rationalité politico-économique. Reste que je ne suis pas très inquiète pour Apple, même si elle va devoir débourser une somme considérable de 13 milliards d’euros. Elle dispose encore d’un formidable trésor de guerre (près de 250 milliards de dollars, NDLR).

Qui a le plus à perdre dans cette affaire ? Apple ou l’Irlande qui a construit un modèle économique basé sur son attrait fiscal ? 

Le gouvernement irlandais est très, très mal ! Comme piste d’anticipation, on peut craindre une belle petite crise politique, car ils sont dans une position intenable…

Quelle pourrait être la prochaine étape, le prochain pays rappelé à l’ordre par l’UE, car l’Irlande n’est pas le pays le moins vertueux de l’union en matière de politique fiscale ? On pense notamment au Luxembourg où Apple, par ailleurs, a longtemps été présente ? 

Je ne pense pas que l’Union européenne va s’attaquer au problème pays par pays. Elle a eu besoin de donner un coup de semonce : c’est fait et il ne reste plus qu’à bâtir dessus. Certes, il aurait été logique de commencer par le Luxembourg, mais c’est encore un trop gros morceau. À chaque grand sujet, l’Europe a l’habitude de s’appuyer sur un pays pour lancer un processus de transformation : l’émigration avec l’Allemagne, la relance avec la Grèce, la fiscalité avec l’Irlande… Je ne serais pas étonnée qu’à l’horizon 2017 un grand sommet européen se réunisse pour traiter de fiscalité.

Vous trouverez un pdf de la version originale ici: iCreate 128 – Interview Marie-Hélène Caillol

* Site web : http://geab.eu

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À propos Marie Hélène

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