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Fin de la tutelle du gouvernement US sur l’ICANN : vers une privatisation des instances de contrôle d’Internet (Extrait GEAB Octobre 2016)

Tant aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde, la nouvelle a tout de même fait du bruit : depuis le 1er octobre, Internet serait enfin « débarrassé de la tutelle américaine ». Vraiment ? Il est vrai qu’une étape décisive vient d’être franchie, puisque l’ICANN, une instance centrale d’Internet comme nous allons le voir, n’est plus directement contrôlée par les États-Unis : le gouvernement Obama (dans une relative impréparation d’ailleurs) a enfin accepté l’émancipation internationale de l’ICANN. Brique fondamentale dans la construction d’un monde multipolaire, ou technocratisation supplémentaire d’un pan de la liberté numérique ? À cet égard, il est intéressant de comparer les réactions des médias de part et d’autre de l’Atlantique : côté américain, Obama est accusé d’abandonner Internet et de le laisser aux mains de dictatures[1], tandis que du côté européen, les médias sont presque unanimes pour saluer le changement (« L’ICANN s’émancipe enfin des États-Unis[2] », « Les USA ont enfin lâché l’Internet[3] ! », etc.).

En un certain sens, ce changement peut en effet être assimilé à une petite révolution, à l’un des nombreux symptômes de la perte d’influence des États-Unis et de la transformation multipolaire du monde. Ce changement peut même être considéré comme un galop d’essai de la passation de pouvoir US dans tous les domaines. Bonne nouvelle, alors ? Tout dépend de qui reprendra ce pouvoir…

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L’ICANN, quèsaco ?

Remarquons d’abord qu’il est pour le moins exagéré de considérer qu’Internet était sous tutelle américaine. Oui, Internet est le terrain de jeu de la NSA, mais les autres agences de renseignement ne sont pas en reste ; oui, l’immense majorité des très grandes entreprises d’Internet sont américaines (et c’est sans doute, de loin, la plus importante raison de considérer qu’Internet est sous influence américaine – nous y reviendrons) ; oui, la majorité du contenu sur Internet est en anglais[4].

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Figure 1 – Principales langues des 10 millions de sites les plus populaires. Source : W3Techs.

 Mais il n’y a pas de « police » du web américaine, chacun peut publier son contenu sans demander l’autorisation des États-Unis, les serveurs mondiaux sont loin d’être tous situés en Amérique, la loi américaine ne vaut que pour les entreprises de ce pays, les internautes américains représentent moins de 9 % du total des internautes, etc.

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Figure 2 – Pourcentage des internautes par région. Source : Internet world stats.

 Surtout, rien de ce qui précède n’est remis en cause par le changement intervenu au 1er octobre dont nous parlions. L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) est une organisation américaine à but non lucratif créée en 1998 à Los Angeles qui maintient plusieurs bases de données et serveurs permettant de gérer les adresses internet (en particulier adresses IP et DNS). Ce rôle de gestion des adresses internet (appelé Internet Assigned Numbers Authority, IANA) lui était dévolu par un contrat du département du Commerce américain qui a toujours été renouvelé depuis 1998, et ce jusqu’à fin septembre 2016. L’ICANN est responsable de l’adressage de (presque) tout Internet[5], mais elle délègue à d’autres organisations nationales ou privées les adresses qui les concernent (par exemple les adresses en ‘.fr’ sont délivrées par l’AFNIC, bien que le « coup de tampon » final soit celui de l’ICANN[6]).

Alors oui, maintenant que l’ICANN n’est plus sous contrat avec le gouvernement américain, celui-ci n’a plus directement son mot à dire dans la gestion des adresses internet. On imagine bien les pressions que l’ICANN pouvait subir quand son contrat pouvait n’être pas renouvelé… Ce sera effectivement moins le cas.

Un symbole plus qu’une révolution

Il n’en reste pas moins que l’ICANN est une organisation américaine, soumise à la loi américaine. En pratique, le changement ne sera guère visible. Mais c’est le symbole qui est important : les États-Unis, sous la pression de la communauté internationale après l’affaire Snowden (c’est ce qui a précipité le changement, alors que celui-ci était prévu depuis la création de l’ICANN…), et affaiblis par leur perte de leadership aussi, ont dû renoncer à « contrôler » Internet comme ils doivent progressivement renoncer à « contrôler » le monde. Et c’est aussi une aberration qui disparaît, à savoir qu’au sujet d’un Internet global, un unique gouvernement pouvait dicter ses conditions au reste du monde.

Évidemment, on imagine bien que la question était devenue plus politique que technique. Des sénateurs républicains ont tout fait pour éviter que les États-Unis lâchent l’ICANN. Cruz, puis récemment Trump, ont également critiqué la décision d’Obama[7]. Une décision sans doute d’ailleurs précipitée (outre par l’affaire Snowden, comme nous l’avons déjà mentionné) par l’approche de l’élection présidentielle et l’éventualité d’une victoire de Trump : en effet, l’ICANN doit devenir indépendante depuis sa création, mais le dossier n’avait guère avancé jusqu’à récemment.

Le fait que la réforme ait été fortement poussée par les géants américains du web[8] est révélateur de la réalité du monde que perçoit bien le business : avoir un Internet trop visiblement sous influence américaine est dorénavant jugé néfaste pour les affaires…

Embryon de gouvernance mondiale… privée

Cette réforme marque donc bel et bien une étape dans la désaméricanisation du monde. Mais, bien plus qu’une internationalisation, il s’agit en réalité d’une privatisation de la gestion des adresses internet[9]. De nombreux pays réclamaient que cette mission soit confiée à l’ONU[10] ; il n’en est rien, bien au contraire : si la plupart des pays sont certes représentés au sein de l’ICANN, il n’ont force de proposition qu’à l’unanimité (autant dire jamais), et le pouvoir des grandes entreprises d’Internet[11] au sein de l’organisation complexe de l’institution sera démesuré[12], ce qui revient actuellement à assurer une mainmise américaine hors de tout contrôle démocratique. Le gouvernement américain avait au moins, lui, une certaine légitimité démocratique (ainsi que, dans le cas d’Internet, une relative bienveillance) ; il n’en est évidemment rien pour les grandes compagnies privées. Et c’est bien le problème, celui qui se posera également pour toute future gouvernance mondiale : en voulant trop vite se libérer de la tutelle américaine, le risque est grand de renoncer à la démocratie pour la technocratie ou, pire peut-être, pour une privatisation pure et simple.

S’il apparaît au premier abord comme une bonne nouvelle qu’un outil international comme Internet sorte d’un contrôle national, il est en deuxième analyse inquiétant qu’un outil politique comme Internet sorte de tout contrôle démocratique. L’échec de l’invention de démocraties supranationales est une véritable aubaine pour les intérêts économiques privés multinationaux.

[1]     Par exemple : « The Obama administration’s internet policy could suppress freedom, make America vulnerable ». Source : « Obama gives away US control of the internet », The Ledger, 06/10/2016

[2]     Source : Journal du Geek, 03/10/2016

[3]     Source : Huffington Post, 03/10/2016

[4]     Propos à nuancer toutefois : lire Quartz, « English is no longer the language of the web », 20/06/2013

[5]     À noter que la Chine, en particulier, n’utilise pas le même système d’adressage, pour éviter toute ingérence américaine et faciliter sa censure, et ce depuis 2006… Source : Le Monde, 19/02/2010

[6]     Source : Le Monde, 30/09/2016

[7]     Source : NPR, 26/09/2016

[8]     Source : Reuters, 13/09/2016

[9]     Cet article résume bien la situation : Le Monde, 24/03/2016. « On est dans la privatisation de l’Icann, pas dans son internationalisation. » Lire aussi Wired, 03/10/2016

[10]    Source : BBC, 18/08/2016

[11]    Google et Amazon en tête, qui ont évidemment fait un lobbying intense pour avoir plus de poids dans le nouvel ICANN.

[12]    Sur l’organisation de l’ICANN, lire Le Monde, 30/09/2016 : « [La réforme] instaurera un système complexe, qui devra faire ses preuves. Les tâches techniques seront regroupées au sein d’une filiale et le pouvoir sera réparti entre trois instances : un conseil d’administration exécutif, un panel de juges indépendants chargés de traiter les litiges et de recadrer l’association si elle venait à sortir de son rôle, et une assemblée générale composée de cinq collèges censés représenter tous les acteurs de l’Internet – soit 160 gouvernements nationaux, des associations issues de la société civile, les organismes nationaux et régionaux de gestion des adresses Web, et les entreprises du secteur. À noter que ce dernier collège resterait dominé par les géants de la Silicon Valley et des cabinets juridiques américains. Fidèles aux principes fondateurs de l’Internet, les prises de décision seront fondées sur le consensus, tempéré par un mécanisme de super-majorité pour éviter les blocages indéfinis. »

À propos Marie Hélène

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