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Élections US – Europe – Monde : Quel effet domino ? (Extrait GEAB Novembre 2016)

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine crée les conditions du changement, mais ce n’est pas encore le changement, contrairement à ce que les médias et les populistes croient.

Loin d’une « révolution », l’avènement de Trump à la tête du système occidental correspond à une radicalisation de la situation ex ante. En réalité, Trump est le symptôme d’un système occidental qui n’a pas réussi à s’adapter[1] et qui va désormais tenter de garder la main par la violence pure, ciblant les citoyens et les nations qui proposent des contre-modèles politico-économiques. La méthode va donc changer, mais les objectifs et les grands principes, non.

De manière emblématique, de nombreux articles depuis plusieurs mois analysent le vote pour Trump comme le vote réactionnaire d’une Amérique blanche qui voit statistiquement sa fin venir (aujourd’hui, 61% de la population américaine est blanche mais il est anticipé que cette part de la population devienne minoritaire d’ici une génération). De même, notre équipe estime que sous un discours populiste keynésien, la politique économique de Donald Trump promet d’être un déchainement de principes néolibéraux (dérégulation, QE, financiarisation, etc…). Sur tous les fronts, sauf sans doute sur celui des relations étrangères du pays, Trump c’est le maintien aux manettes par l’autoritarisme et le mensonge des acteurs et méthodes du système d’avant.

Là où, tout de même, Trump nous rapproche d’une vraie sortie du monde d’avant, c’est par le fait qu’il en est le révélateur. Trump, c’est une Amérique bas les masques[2] qui ouvre la porte à sa propre réinvention.

Le GEAB, la lettre confidentielle du LEAP, est un bulletin mensuel accessible par abonnement et dont les contenus sont soumis à une clause de confidentialité de 3 mois. Nous vous offrons l’accès en exclusivité à cet article issu du bulletin de Novembre 2016 (GEAB n°109). Pour lire ce type d’article en temps réel abonnez-vous au GEAB!

Les limites de l’anticipation politique sur les conséquences de la victoire de Trump

Donald Trump a mené une campagne typiquement populiste en promettant tout et n’importe quoi, en pure réaction émotionnelle à toutes les attaques dont il faisait l’objet, campagne en outre caricaturée et déformée par les médias. Un flou règne donc sur son programme et sur son personnage. Non seulement, on ne sait pas très bien qui il est ni ce qu’il veut vraiment, mais il y a aussi tous les points d’interrogation sur ce qu’il peut réellement faire. Ce n’est pas parce qu’il parle fort qu’il est réellement fort, c’est même sans doute le contraire. Comme nous l’écrivions en mars dernier, « on peut aussi spéculer que les grands intérêts financiaro-militaires de Washington changent de cheval et nouent une alliance avec Trump qui, somme toute, avant d’être un révolutionnaire est surtout un milliardaire pro-militariste à fort potentiel de convergence avec leurs propres intérêts donc, entraînant alors les médias dans un projet de banalisation du personnage de Trump et exploitant pour parvenir à leurs fins la complexité du système électoral américain ». Cette analyse désormais validée nous prouve que Trump ne fera en effet que ce que l’establishment voudra bien qu’il fasse.

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Figure 1 – Détail de la fortune de Trump. Source : Fortune

Si anticiper le détail de la suite est certes une gageure à ce stade, un certain nombre de grandes lignes apparaissent tout de même déjà plus clairement. Le fait est que, depuis plusieurs mois, l’élection américaine et les deux scénarios, très différents, vers lesquels le résultat allait envoyer le monde, bouchaient l’horizon de l’anticipation politique. De nombreux arbres sont encore dans le champ de vision, mais au moins sommes-nous maintenant passés de l’autre côté de la montagne. Voici le paysage que notre équipe est désormais en mesure de deviner.

Faillite du système démocratique américain

Tout d’abord, il s’agit de dédouaner le peuple américain de ce vote. Nous l’avons souvent répété : 58% de l’électorat américain considéraient comme catastrophique l’hypothèse d’une victoire de Trump, mais 52% pensaient la même chose de celle de Clinton. Lorsque les rouages démocratiques censés plonger leurs racines dans une nation de 320 millions de citoyens sélectionnent deux mauvais candidats, c’est le système qui pose problème, pas les gens. Certes, les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent, mais ceci est surtout vrai dans le cadre d’une saine démocratie. Lorsque les mécanismes de la démocratie se grippent, être un « bon » citoyen n’est plus suffisant…

En réalité, à aucun stade on ne peut considérer que les Américains ont choisi Trump, ni Clinton d’ailleurs :

. le jeu complexe et malhonnête des primaires a abouti à la désignation de deux candidats impopulaires (ne correspondant donc pas à la volonté de la majorité des citoyens américains) ;

. l’élection présidentielle a validé celui des deux candidats qui a reçu le moins de votes (Clinton a engrangé 400 000 voix de plus que Trump dans le cadre du « vote populaire », à savoir le seul vote réellement démocratique : une personne/une voix, un principe dont les citoyens américains prennent actuellement conscience du vaste dévoiement induit par le fameux « collège électoral ») ;

. le tout dans le cadre d’un taux de participation d’à peine plus de la moitié du corps électoral (seulement 54,2% de participation à l’élection de cette année, soit la plus faible participation depuis 20 ans, avec une grande désaffection dans le camp démocrate en particulier ; le phénomène n’est pas nouveau, mais il se creuse malgré l’importance des enjeux[3]).

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Figure 2 – Taux de participation aux élections dans divers pays. Source : Statista

Comme nous l’avons anticipé également au cours de l’année, la présidentielle américaine de 2016 a révélé un vaste dysfonctionnement du système démocratique qui se résoudra malheureusement peut-être par son interruption pure et simple… avant de pouvoir être repensé. La « bonne nouvelle », en tout cas, c’est que l’état de délabrement de la démocratie américaine est maintenant avéré.

Dominos populistes en Europe

Gardons-nous donc de juger les Américains pour le résultat de ce vote. D’autant plus que des tests identiques attendent les Européens au cours des prochains mois. Or, nous ne sommes pas les seuls à anticiper que les Européens, qui seront eux aussi face à un choix faussé, risquent de ne pas relever le gant mieux que les Américains.

Au contraire, la victoire de Donald Trump permet d’anticiper un véritable raz-de-marée de victoires populistes dans les pays du cœur de l’UE (Italie, Autriche, Pays-Bas, Allemagne, France[4]). Cette anticipation n’est malheureusement pas originale, mais ce que l’instinct pressent, notre équipe l’argumente de la manière suivante :

. il y a bien entendu le précédent que fournissent les victoires populistes britannique et américaine, précédent qui brise les puissantes digues qui nous protégeaient de ce type de scénario depuis 1945. Ces digues sont désormais enfoncées et elles le sont dans les deux pays les plus emblématiques de la victoire contre le nazisme[5]. Le terme de « raz-de-marée » n’est pas vain ;

. il y a en outre le sentiment d’insécurité et d’incertitude que la victoire de Trump vient accroître dans l’esprit des citoyens du monde en général et de l’Europe en particulier. Or, plus les peuples ont peur, plus ils recherchent des « hommes forts » pour les rassurer. Les périodes de grandes tensions géopolitiques ne sont guère propices à l’épanouissement de la démocratie. Notre équipe est la première à rappeler constamment que le Poutine d’une Russie vilipendée ou l’Erdogan d’une Turquie cernée n’ont aucune chance d’évoluer dans le « bon » sens du point de vue des valeurs démocratiques. Les Européens également ont déjà peur de ce qu’il se passe chez eux et autour d’eux, et l’avènement de Trump va participer fortement à cette inquiétude, augmentant donc automatiquement la probabilité de victoires de personnages du même acabit chez eux ;

. mais notre équipe a identifié un mécanisme qui lui fait quasiment éliminer de ses anticipations du résultat des prochaines élections européennes toute hypothèse de résistance démocratique, et que nous vous livrons ici.

La vie politique européenne est composée de deux grands camps[6] :

. d’un côté, la technocratie transatlantico-européiste. Composé de représentants politiques falots, d’éminences grises et de fonctionnaires de l’ombre, ce camp est aux manettes de l’Europe à Bruxelles et dans la plupart des capitales européennes. Ils sont les artisans de cette UE non démocratique qui s’effondre actuellement ; ils ont pour prédicat « point de salut pour l’Europe hors de l’axe transatlantique » ; ils ont envahi les appareils d’État européen et nationaux à partir de la chute du Mur en 1989 et de manière plus prononcée à partir de 2003, en représailles de la « grande trahison[7] » de Chirac/Schroeder devant l’ONU ; ils croient à l’OTAN, à la parité euro-dollar, au TTIP et aux systèmes de renseignement intégrés entre l’Europe et les US, entre autres choses du même type ;

. de l’autre côté, les forces populistes de droite nationaliste et à forte tendance pro-russe. Ils sont anti-européens au nom de la liberté, même s’ils se fichent de la démocratie comme d’une guigne ; ils sont classiquement « identitaristes » ; ils vénèrent les personnages politiques forts, en particulier blancs et chrétiens – Vladimir Poutine avait à ce titre leur faveur jusqu’à présent.

Le camp technocratique, face à la gigantesque crise qui l’affecte, est de plus en plus tenté par la voie du populisme, bien pratique pour calmer les peuples et tenter de reprendre la main. Mais le penchant russe du camp populiste les a empêchés jusqu’à présent d’aller très loin dans leur direction. Ce que la victoire de Trump vient changer, c’est que les populistes ont désormais du côté de l’Amérique un modèle d’homme fort blanc et chrétien pour les attirer. Les conditions de la convergence entre les deux camps sont donc réunies : populisme, transatlantisme, identitarisme, européisme, …, ne sont plus incompatibles. Les technocrates qui innervent le système vont pour le moins « laisser faire ».

Pour toutes ces raisons, notre équipe ne parvient désormais plus du tout à anticiper autre chose que le raz-de-marée populiste européen en 2016-2017. Ce raz-de-marée ne consistera pas uniquement en victoires franches des candidats populistes, mais dans le fait que, d’une manière ou d’une autre, les thèses populistes se retrouveront dans tous les agendas de gouvernement à Bruxelles et dans les grandes capitales. Il suffit de regarder ce qu’il s’est passé au Royaume-Uni où ce n’est pas l’UKIP mais le programme de l’UKIP qui est au pouvoir désormais.

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Figure 3 – Sondage d’opinion en Europe sur les votes populistes, 2010-2016. Source : Business Insider

Quid du projet d’ « union transatlantique » ?

Ce cadre politique étant posé, que va-t-il advenir du grand projet d’« union transatlantique » dont rêve une partie de la technocratie européenne ? Ce projet, rappelons-le, est lui aussi une forme d’extrémisation de la situation ex-ante : l’influence croissante des États-Unis sur l’UE à partir de 1989 (chute du Mur) et plus encore de 2003 (trahison franco-allemande de l’Amérique), face à sa vaste remise en question provoquée par la crise de 2008 (crise systémique globale), s’est radicalisée pour survivre, avançant à marches forcées en passant dans les nombreuses zones d’ombre offertes par les faibles rouages démocratiques de l’UE. Les méthodes employées pour faire passer le TTIP malgré l’opposition des peuples (négociations secrètes, textes non publics, fausses modifications, détours par d’autres traités comme le CETA[8]…) en fournissent une parfaite illustration.

Nous avons déjà vu que le Brexit apportait des clés pour continuer à avancer vers ce que notre équipe commence désormais à appeler le projet d’« Union transatlantique » en remplacement de l’Union européenne : puisque le Royaume-Uni doit sortir de l’UE pour complaire à sa population, puisque le Royaume-Uni est incapable de survivre hors de la zone de libre-échange européenne – dont il a d’ailleurs été l’un des principaux artisans ces dernières 30 années, c’est le TTIP (ou son équivalent) qui fournit un cadre de remplacement idéal pour que le Royaume-Uni reste économiquement intégré au continent.

Mais si l’on additionne une zone de libre-échange transatlantique, une parité monétaire euro-dollar, une alliance militaire avec l’Otan, une mainmise du renseignement américain sur ses homologues européens (comme révélé en 2013 par Edward Snowden, puis en 2015 par l’affaire des écoutes de Merkel et les découvertes concernant les coopérations entre BND et NSA), le plus simple est indéniablement de parler d’un véritable projet d’« Union transatlantique (UT) » qui, pour être si secret, est certainement potentiellement très impopulaire en Europe… comme aux États-Unis d’ailleurs.

Concernant la parité euro-dollar, il existe bel et bien un « peg » de l’euro sur le dollar puisque l’euro ne varie plus que dans une fenêtre très réduite (grosso-modo ± 4 % autour de 1,10 dollar pour un euro).

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Figure 4 – Taux de change euro-dollar, février 2015-novembre 2016. Source : MarketWatch

Quant au renforcement de l’alliance stratégique transatlantique, il suffit de regarder ce graphique :

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Figure 5 – Troupes de l’OTAN en Europe, 2014. Source : China Daily

L’« effet Trump » sur ce projet consiste en diverses injonctions paradoxales :

D’une part, Trump annonce une politique protectionniste, « America first », qui porte en germe des éléments de mise en liberté de l’Europe : il souhaite l’arrêt des négociations du TTIP et que les Européens ne comptent plus sur une assistance militaire automatique américaine en cas d’agression s’ils ne payent pas leur écot à l’Otan ; quant au dollar, il plaide a priori pour un dollar faible qui devrait logiquement retrouver un cours indépendant de celui de l’euro.

Mais Trump va bientôt être face à la réalité du pouvoir et son projet protectionniste va vite prendre du plomb dans l’aile, en particulier vis-à-vis du continent européen dont il va se rendre compte combien les deux rives sont structurellement liées et combien « America » a en fait besoin de l’UE pour rester « First ». D’ailleurs, l’un des premiers rapprochements diplomatiques opérés par Trump s’est effectué en direction de Theresa May, dans le cadre d’une évocation du rapprochement Reagan-Thatcher dans les années 1980[9].

Pour ce qui est du TTIP, c’est peut-être plus l’aspect « négociation » que « TTIP » auquel il pourrait être mis fin…

Un affaiblissement du dollar peut aller de pair avec celui de l’euro afin de maintenir la parité.

Quant à l’OTAN, Trump insiste en réalité surtout sur le fait que les Européens doivent se payer leur protection américaine. Or, tant que l’Europe de la défense n’aura pas vu le jour, on peut imaginer que l’UE choisisse finalement d’augmenter sa contribution au budget de l’OTAN…

C’est ainsi que notre équipe anticipe trois temps dans l’évolution du projet transatlantique :

. dans un premier temps (d’ici l’été 2017), une vaste résistance de la part des élites politiques européennes, celles qui travaillent actuellement sur la refonte du projet européen, via l’Europe de la défense, l’Europe fiscale, l’Europe monétaire, etc., emmenées par les Hollande, Merkel, Renzi et autres[10] ;

. dans un deuxième temps (d’ici 2020 au plus tard), le risque de disparition de ces dirigeants au profit, nous l’avons vu, de gouvernements à tendance populiste accrue, va créer un appel d’air pour un fort rapprochement transatlantique sur la base d’une grande communauté idéologique (identitarisme politique, néolibéralisme économique, sécuritarisme stratégique) ; le retour de Nigel Farage sur le devant de la scène politique britannique suite à la victoire de Trump et la véhémence de ses demandes de coopération renforcée UK-US, pour le moins étonnante pour un prétendu nationaliste (sortir de l’UE pour se jeter dans les bras des US, c’est tout de même le signe d’une grande confusion mentale… ou d’une immense malhonnêteté), augurent de nombreuses surprises du même acabit à l’horizon de l’Europe populiste « souverainiste » ;

. cela dit, les populistes ne sont pas faits pour s’entendre bien longtemps. C’est ainsi que, dans un troisième temps (dès 2018-19 en fait), notre équipe anticipe un craquellement de ce rapprochement dans le cadre d’une réalité géopolitique et politique qui continuera à polariser divers camps potentiellement très conflictuels au sein de la belle union transatlantique, bien trop vaste pour survivre longtemps.

Russie – Moyen-Orient : Avec Trump, le monde multipolaire est porté sur les fonts baptismaux

Notre équipe anticipe que cette « Union transatlantique » intègrera d’une manière ou d’une autre la Russie.

La crise ukrainienne est en partie le résultat d’une tentative ratée d’annexer la Russie à l’UE, aux conditions de l’UE, en faisant sauter le verrou Poutine. Trois ans plus tard, une grande alliance occidentale US-UE-Russie (voire CEI) peut voir le jour sur la base du modèle politique poutinien. Quel échec pour l’UE que de n’avoir pas su bâtir sa relation avec la Russie sur la base des valeurs démocratiques et du respect mutuel, alors qu’elle n’attendait pourtant que ça…

C’est au Moyen-Orient que cette « grande alliance transatlantique » va commencer à s’exprimer, de façon utile cette fois puisqu’elle va réellement augmenter les chances de mettre fin à la guerre et de mettre Daesh en échec. Les forces américano-européennes d’un côté et russo-iraniennes de l’autre vont pouvoir converger autour d’une cible unique cette fois : l’État Islamique. C’est le scénario que nous anticipons depuis des mois et des mois, scénario qui doit mettre d’accord tout le monde (Américains et Russes, Saoudiens et Iraniens, Syriens et Turcs,.. et même Israéliens et Arabes) et permettre au Moyen-Orient de connaître enfin une accalmie de toutes les tensions et de commencer à envisager l’intégration régionale dont la région rêve, mais qu’il aura fallu le cauchemar Daesh pour enclencher. Le scenario semble optimiste mais nous l’assumons.

C’est ce scénario qu’aurait empêché une victoire de Clinton dont l’intransigeance vis-à-vis de la Russie et de l’Iran allait créer un gigantesque risque de confrontation directe russo-américaine. Certains disent que Trump nous fait éviter la Troisième Guerre mondiale ; notre équipe préfère dire que Trump nous fait éviter une Troisième Guerre mondiale au printemps 2017. Cela dit, par rapport à une victoire de Clinton, le monde a-t-il au moins gagné du temps.

S’il existe un domaine où Trump représente un vrai passage au monde d’après, c’est dans celui des relations internationales. En mars dernier, un article du think-tank indien, Gateway House, nous avait mis sur cette piste d’anticipation : Trump serait beaucoup plus compatible avec le monde multipolaire que Clinton. Mais, comme nous l’écrivons toujours, le monde multipolaire n’est pas une bonne chose en soi. Il est une donnée du monde du XXIe siècle qui nécessite d’être reconnue pour être organisée. Cela dit, le monde multipolaire du XXIe siècle présente de nombreuses caractéristiques communes avec l’Europe, elle aussi multipolaire, des années 1930… Nous faudra-t-il passer par un nouveau conflit mondial pour créer les conditions de la mise en harmonie des grands pôles du monde ? Trump aura-t-il la vision requise pour que les États-Unis et l’Occident parviennent à jouer un rôle positif dans l’indispensable structuration d’une « communauté globale » qui devra nécessairement opérer à une forme de mise en commun des richesses comme la CECA l’avait fait pour le charbon et l’acier au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? Notre équipe est plutôt pessimiste sur ce point à en croire les principes économiques qui animent le nouveau président-élu Trump.

Grand écart de tous les côtés sur le front économique

C’est en effet sur le plan économique que l’échec de Trump est le plus programmable, selon notre équipe. Or, tout échec sur cet aspect du projet de Trump aboutira à sa radicalisation, tant sur le plan politique et démocratique que sur le plan géopolitique et stratégique.

Ne cédons pas à la tentation de croire que gérer un pays et une entreprise requiert les mêmes compétences, et que l’autoritarisme d’un businessman est exactement ce qu’il faut pour redresser une économie. Cette idée, assez communément diffusée pourtant, est fausse. La gestion d’une entreprise dont le seul but est le profit est beaucoup plus simple que celle d’une nation dont l’objectif est le bien-être de ses citoyens, un objectif auquel la capacité de générer ou de capter de la richesse ne représente qu’un tout petit aspect.

Or lorsqu’on regarde les bribes du programme économique de Trump, seule la foi aveugle dans l’omniscience du businessman explique le crédit accordé à ses idées qui mêlent beaucoup de choses assez incompatibles :

. Keynésianisme non financé : un plan d’investissement dans les infrastructures de 500 milliards suivant un modèle de new deal à la Roosevelt apte à mettre d’accord tout le monde par son bon sens keynésien ; mais une baisse des impôts concomitante qui oblige à se poser la question : où va-t-il chercher l’argent pour son plan d’infrastructures ? Dans le budget militaire peut-être ? Certes non, le Pentagone ne le tolérerait pas et Trump prévoit au contraire une augmentation des dépenses ! Dans les dépenses sociales ? Sans doute un peu, mais les sommes qu’il serait acceptable d’économiser ne sont pas suffisantes pour financer 500 milliards d’infrastructures ;

. Promesses sociales sur fond de baisse des dépenses sociales : notamment en matière de santé, les calculs effectués sur la base de son projet de réforme de l’ACA (Affordable Care Act) de 2010 semblent montrer qu’il coûterait plus cher (0,5 milliard de plus) tout en couvrant moins de monde (de 16 à 25 millions de personnes non couvertes) ;

. Dérégulation et autoritarisme : en matière de santé, une de ses idées consiste à alléger la législation contraignant les laboratoires pharmaceutiques, et à réformer la Food and Drug Administration afin de faire baisser les coûts de production des médicaments qui sont si élevés aux États-Unis. Mais sans régulation, on ne voit pas vraiment pourquoi les laboratoires pharmaceutiques répercuteraient le bénéfice qu’ils tireraient d’une baisse des coûts de production sur les malades plutôt que sur leurs actionnaires. Par ailleurs, il compte sur les médicaments génériques venus d’Inde pour faire baisser le prix des médicaments, mais cela paraît assez incompatible avec la politique protectionniste qu’il prône ;

. Protectionnisme dans un monde de facto globalisé : « Great America » repliée derrière ses barrières douanières alors que son tissu industriel et de services est peut-être l’un des plus globalisés au monde, le protectionnisme à visée de relance de l’économie, c’est bien, mais encore faut-il être capable de réellement le mettre en place. Or, la globalisation est passée par là et n’est pas près de disparaître. Alors, ce protectionnisme va surtout consister à empêcher les produits chinois d’inonder un marché américain bien incapable aujourd’hui de se payer autre chose : si les Américains mangent chinois aujourd’hui, c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de manger américain[1] ; et puis, si Trump barre les produits chinois, pourquoi les Chinois ne barreraient-ils pas ces produits que la « Great America » fabriquera dans quelques temps (combien de temps ?) en replacement.

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Figure 6 – Exportations agricoles chinoises vers les États-Unis. Source : NewSecurityBeat

. Relance du marché intérieur sans augmentation des salaires : Qui achètera dans un premier temps ces produits made in America tant que les niveaux de vie n’auront pas commencé à remonter aux États-Unis, si ce n’est les Chinois ? Ah oui, les Européens, c’est vrai ! Mais seulement si ces derniers arrivent à vendre leurs produits sur le marché américain qui n’a toujours pas recommencé à être solvable et qui ne risque pas de le devenir puisque les Américains vont être remis au travail grâce à une politique de salaires bas.

. Relance de l’économie réelle par la virtualisation financière : Pour financer le plan d’infrastructure, imprimons des dollars tout simplement ! Relançons ce bon vieux QE. Et puis, ça fait plaisir à la finance… Et obligeons les banques à financer les infrastructures… Pour cela, dérégulons le système bancaire et supprimons ce pauvre Franck-Dodd Act attaqué de toutes parts par les Républicains depuis son adoption en 2010. Mais si on dérégule les banques, comment les obligera-t-on à quoi que ce soit ? Sans compter que ces recettes de dérégulation, de financiarisation, d’assouplissement monétaire n’ont rien de nouveau, certaines sont même la cause de tous les problèmes des Américains et du monde. Si elles marchaient, cela se saurait.

. etc… (cette ébauche des injonctions paradoxales du « programme » économique de D. Trump fait l’objet de développements dans l’article sur l’Euro du présent numéro)

Bref, il vaut mieux rire que pleurer du « programme » économique de Donald Trump, sorte de néolibéralisme protectionniste, ou radicalisation de tous les défauts du système qui a explosé en 2007, garantissant une perpétuation des problèmes. En réalité, ce programme consiste en de vieilles recettes néolibérales qui servent Trump et sa caste, administrées avec une poigne de fer pour faire passer la pilule plus longtemps. Il est affligeant par son incohérence et permet surtout de constater déjà et d’anticiper de nombreuses reculades :

. Trump vient déjà de se contredire sur la question des salaires bas

. sur les taux bas de la Fed et une politique du dollar faible qu’il semblait souhaiter, le système financier est déjà en train de le contraindre à reculer

. sur son projet de détruire Obamacare, en juillet dernier déjà, il a commencé à changer d’avis

A ce stade, il convient de rappeler que Trump n’est même pas un « successful businessman ». Sa victoire a pour premier effet de le sauver de la faillite. C’est ainsi que Trump a surtout le potentiel d’acter de la provincialisation d’une Amérique dont tous les outils de la puissance viennent de tomber dans les mains d’une famille principalement préoccupée par sa propre survie. Sur le plan  économique, nous assistons finalement sans doute  à ce que notre équipe a choisi d’appeler une « poroshenkisation » de l’économie américaine, soit sa mise au service de l’empire économique de la nouvelle dynastie Trump et affidés (tout comme les aéroports ukrainiens servent à vendre les chocolats Roshen de la famille Po-Roshen-ko, JFK servira à diffuser des publicités sur les affaires immobilières de la famille Trump) qui ira de pair avec un durcissement considérable du contrôle de la population américaine ainsi trahie. Sur un ton plus sérieux, il faut lire ce que les Japonais pensent des conflits d’intérêt que pose l’empire économique de Trump dans le cadre de ses nouvelles fonctions.

Cette dernière remarque milite en faveur d’un durcissement politique, c’est certain, mais elle donne également du crédit à l’hypothèse d’une destitution plus soudaine qu’on ne pourrait le penser à ce stade. Michael Moore et d’autres sont de cet avis.

Risques de confrontation US-Chine à l’horizon 2020

Mais si Trump résiste, son « projet » économique se heurtera inévitablement de front avec l’autre puissance mondiale qu’est la Chine. Non seulement la guerre commerciale, dans laquelle Trump a prévu de se lancer contre la Chine, a toutes les probabilités de dégénérer assez rapidement, mais le modèle moderne d’économie globalisée sur lequel travaille la Chine dans le cadre du G20 et des BRICS (abondamment décrit dans le dernier numéro du GEAB) est foncièrement incompatible avec le galimatias proféré par Trump du haut de son arrogance d’homme d’affaires américain. L’histoire est indéniablement du côté des Chinois et la plus grande humilité serait requise pour faire glisser en douceur l’Amérique dans le monde d’après. Mais l’humilité caractérise rarement les anciens « numéro 1 ».

Alors, l’Europe au milieu de tout cela ? Nous avons vu qu’elle allait se rendre bientôt compatible avec l’Amérique de Trump qui vient de se rendre compatible avec la Russie de Poutine. Ce rapprochement des trois composantes occidentales n’aboutira pas à une union durable, au mieux à des alliances ponctuelles. La bonne nouvelle, c’est que l’Europe, même sous gouvernance populiste, va ainsi se retrouver dans une situation de plus grand équilibre de ses relations étrangères, entre États-Unis et Russie, plus propice, comme nous l’avons toujours écrit, à son indépendance. Les relations nouées entre la Russie et la Chine pendant la « Deuxième Guerre froide » (2014-2017), quant à elles, ne sont pas près de disparaître, même si de nombreux sujets de discorde, à commencer par la question de leur frontière commune, peuvent être attisés entre ces deux pays. Si les relations restent stables, la Russie est en mesure d’aider l’Europe à se tourner vers les réalités multipolaires du monde et à y prendre sa place. Si l’Europe et la Russie parviennent à elles deux à maintenir ces relations équilibrées entre les deux pôles de puissance mondiaux, États-Unis et Chine, l’hypothèse d’un grand conflit mondial en 2020 s’éloignera.

Ce qui ne s’éloignera pas, en revanche, c’est la nécessité de reconstruire une démocratie qui est devenue un vain mot le 9 novembre 2016.


[1]     Toutes les tentatives de régulation et de réorganisation du système financiaro-économique occidental mises en place à partir de 2008 ont été mises en échec à partir de 2010. Le Frank-Dodd Act et les attaques, notamment républicaines, dont  il a fait l’objet fournissent l’illustration la plus éloquente de cet échec du processus de réforme enclenché dans la foulée de la faillite de Lehman Brothers. Source : LA Times, 13/01/2015

[2]     Pour bien comprendre ce que nous voulons dire par « Amérique bas les masques », nous invitons nos lecteurs à lire le texte lucide et amer d’Omar Kamel intitulé « Je suis arabe et beaucoup d’entre nous sont heureux que Trump ait gagné ». Source : Medium, 09/11/2016

[3]     La faible mobilisation des citoyens américains lors des élections, d’après Michael Moore, résulte d’une accessibilité calculée aux bureaux de vote : « Si les gens vivent dans des quartiers pauvres, noirs ou hispaniques, non seulement ils ont de plus longues files à attendre, mais tout est fait pour littéralement les empêcher de voter ». Source : Michael Moore

[4]     Voir notre calendrier du futur de septembre.

[5]     Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que le processus s’enclenche dans ces deux pays : leur image de défenseurs de la liberté leur a tellement collé à la peau qu’ils en ont oublié toute vigilance, contrairement à l’Allemagne en particulier dont la faute originelle (Hitler) fait l’objet de rappels constants depuis 70 ans.

[6]     Il existe un troisième camp, le plus représentatif de la démocratie au XXI° siècle, caractérisé par sa jeunesse et son innovation. Il s’agit bien sûr de toutes les expériences de plus en plus abouties menées par les Podemos, Ciudadanos, Syriza, Pirates, etc. Mais nous ne prendrons pas en compte ce camp qui, à ce stade, est systématiquement minoré, marginalisé et mis en échec par les deux premiers.

[7]     Pour se convaincre de la perception qu’une partie de l’Amérique a eu du refus de l’Allemagne et de la France de suivre les États-Unis en Irak, voici à titre d’exemple ce livre d’un journaliste du New York Times : The French betrayal of America, Kenneth Timmerman, 2005.

[8]     Nos lecteurs le savent : le CETA présente les mêmes dispositions réglementaires que le TTIP, mais en ciblant le Canada, il suscite moins d’oppositions. Dès qu’il aura été complètement adopté, les technocrates de Bruxelles et de Washington pourront s’indigner du fond anti-US motivant donc clairement l’opposition au TTIP. De ce point de vue, les opposants au TTIP vont avoir la tâche plus facile à assumer ce « fond anti-US » avec Trump à la tête du pays. Mais le durcissement politique de part et d’autre de l’Atlantique dans le cadre de l’alliance objective entre technocrates et populistes nous fait désormais anticiper que les projets d’accords de libre-échange transatlantiques enregistreront des progrès rapides – mais pas forcément pérennes – à partir de mi-2017, même s’il est probable que ce soit sous des noms différents, populisme oblige…

[9]     Rapprochement qui a servi des objectifs d’influence idéologique et stratégique accrue des États-Unis sur l’UE via le Royaume-Uni.

[10]    Le problème, c’est que ces projets de reconstruction d’une nouvelle Europe n’ont pas l’appui des peuples. Pire que cela, ils ne recherchent même pas l’appui des peuples européens. Or, comme nous l’avons déjà dit, pour lancer une Europe fiscale par exemple, il n’y a que deux méthodes : la méthode démocratique (mais dans le cadre d’une démocratie européenne, certainement pas dans celle d’une combinaison de démocraties nationales) et la méthode forte (celle que l’alliance technocrates-populistes est en mesure de mettre en œuvre).

[11]     « U.S. imports of agricultural products from China totaled $4.4 billion in 2015, our 3rd largest supplier of agricultural imports. Leading categories include: processed fruit & vegetables ($1.0 billion), fruit & vegetable juices ($321 million), snack foods ($208 million), fresh vegetables ($178 million), and spices ($159 million) ». Source : US Trade Office

À propos Marie Hélène

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